Par Latifa Abada
Mohamed Zinet, figure singulière du cinéma algérien, est l’auteur de «Tahya ya Didou», tourné en 1970. Ce film, commandé à l’origine pour promouvoir la ville d’Alger, se transforme entre ses mains en une œuvre libre et joyeuse, devenue une référence incontournable pour toute une génération de jeunes cinéastes algériens. Sur les traces de ce créateur inventif, dans les ruelles de La Casbah et sur le port d’Alger, Mohamed Latrèche signe «Zinet, Alger, le bonheur», premier film consacré à cet acteur-réalisateur dont l’histoire se confond avec celle d’un cinéma algérien en quête de souffle et d’audace.
Projeté en avant-première à la Cinémathèque d’Alger en présence du réalisateur Mohamed Latrèche, ce documentaire raconte à la fois Zinet, Alger, La Casbah et dévoile l’attachement du réalisateur et de tous les Algériens à ce film.
Alors que le mouvement populaire du Hirak bat son plein à Alger en 2019, Mohamed Latrèche mène, quant à lui, une lutte mémorielle. Animé par la volonté de raviver le souvenir de «Tahya ya Didou», il se lance dans une patiente quête pour retrouver le négatif du film et le partager à nouveau avec tous les Algériens. Après une longue recherche, l’œuvre est enfin retrouvée et restaurée. Mais une question demeure : les gens se souviennent-ils encore de Mohamed Zinet et de son film, cinquante ans après son tournage ? Latrèche explore cette interrogation tout au long de son documentaire, mêlant scènes cultes de «Tahya ya Didou» et témoignages portés par la voix de l’écrivain Salah Badis.
Le documentaire s’ouvre avec l’histoire personnelle du réalisateur avec Zinet et de «Tahya ya Didou». «Ce film m’a habité depuis que je l’ai découvert il y a 25 ans. Je ne sais pas si c’est le film le plus important du cinéma algérien, mais c’est le film le plus étonnant et déjanté. Je me souviens du choc que ce film a provoqué jusqu’à ce jour. Je n’ai jamais vu mon pays ainsi».
Sur les pas de Zinet
Le parcours de Mohamed Zinet est raconté avec justesse et émotion, loin des récits figés ou des hommages convenus. Mohamed Latrèche choisit d’en révéler toutes les nuances : l’homme passionné, rebelle, souvent en marge des institutions, mais toujours guidé par une foi inébranlable dans l’art et la liberté.
Né à La Casbah en 1932, Mohamed Zinet découvre très jeune le théâtre, créant à l’adolescence sa propre comédie, «Tibelkachoutine», tout en militant au sein du Parti du peuple algérien (PPA). Engagé dans le FLN dès 1954, il combat dans le maquis avant d’être blessé et soigné en Tunisie, où il rejoint la troupe artistique du Front de libération nationale. Envoyé en Allemagne de l’Est pour étudier le théâtre, il sombre dans l’alcool à cause de l’exil et les traumatismes de la guerre. Le FLN organise son retour, car il estime que son comportement ne correspond pas aux valeurs de la Révolution.
De retour en Tunisie, il rencontre Kateb Yacine qui lui offre un rôle dans «Le Cadavre encerclé».
A partir de 1965, Zinet travaille à l’ONCIC comme assistant réalisateur auprès de Amar Laskri, Ennio Lorenzini et Gillo Pontecorvo («La Bataille d’Alger»). Tentant d’adapter sa pièce «Tibelkachoutine» en film, son projet irrévérencieux est rejeté, le plongeant dans la dépression. Grâce à René Vautier, qui lui confie deux rôles principaux en 1969, Zinet retrouve l’envie de créer.
En 1970, sollicité par le maire d’Alger pour réaliser un film promotionnel, Zinet détourne la commande et signe «Tahya ya Didou», un long-métrage libre et poétique où il révèle aussi le talent du comédien et poète Himoud Brahimi, dit «Momo».
«Tahya Ya Didou» est un flop. Il passe à la télévision, mais l’Etat estime que ce film de la mairie n’a rien à faire dans le cinéma.
Pourtant, il inscrit Alger dans le monde
Dans sa maison à Aïn Benian, Boudjemaa Karèche reçoit Latrèche. Ce dernier lui raconte qu’il a retrouvé le négatif de «Tahya Ya Didou» et sa volonté de le projeter à Alger.
Karèche déplore que rien n’ait été dit sur Zinet et son film. «Tahya ya Didou» est une œuvre d’art. Il a évité tous les pièges cinématographiques. Zinet, quand il décide de produire, cherche un peu d’argent ; il trouve un ami directeur de la photo, un autre ingénieur du son et les réunit et fait son film. En réalité, il met que du Zinet. L’autre piège des cinéastes est le scenario. Un cinéaste qui te dit : « J’ai fait un grand film avec un grand scénario, c’est faux, autant faire un livre dans ce cas. Le cinéma, c’est autre chose, Zinet n’a pas de scénario, c’est ça l’intelligence. Il y a ce que voit et ressent Zinet. Il inscrit Alger dans le monde. Alger est là. Elle existe», se souvient Karèche.
Karèche se souvient de la sortie «empêchée» de «Tahya Ya Didou» au cinéma. Il raconte à Latrèche qu’en 1973, il prend le film et organise une tournée dans les Cinémathèques du pays avec Zinet et Momo à bord d’une Peugeot 403.
La déception de Zinet l’empêche de participer au débat et c’est Momo qui s’en charge. Zinet est inconsolable, il décide de partir en France pour poursuivre sa carrière.
Zinet joue l’ouvrier algérien qui tue Jean Carmet à la fin de «Dupont Lajoie» d’Yves Boisset (1974). Il interprète aussi ce père sortant de l’hôpital psychiatrique pour voir son fils élevé par Rosa (Simone Signoret) dans «La Vie devant soi» de Moshé Mizrahi (1977).
Une plaie béante
Malgré le début d’une carrière prometteuse en France, Zinet va mal. Dans ce documentaire, Latrèche montre la scène de Zinet avec Simone Signoret dans le film «La Vie devant soi» où il joue le rôle du père sortant de l’hôpital psychiatrique pour voir son fils. Cette scène, selon Latrèche, fait écho à la vie de Zinet mort quelques années plus tard dans l’hôpital psychiatrique en avril 1995. Il est transporté en Algérie pour être enterré à El Kettar, là où repose Momo.
Latrèche nous apprend que le petit garçon roux dans le film, surnommé Petit Redouane, est le neveu de Zinet. Personne ne se souvient de lui. Latrèche a une idée : le retrouver pour qu’il présente la projection populaire de «Tahya Ya Didou».
L’un des moments forts de ce film est lorsque Latrèche retrouve Petit Redouane. Mais ce dernier ne veut pas parler, ni du film, ni de son oncle. Latrèche, déçu, n’insiste pas.
Quelque temps après, Latrèche envoie une photo à Redoune le réunissant avec son oncle. Emu, cet échange les rapproche et Redouane lui raconte qu’il vivait avec lui et une chèvre que Zinet élevait dans son salon. Il l’emmenait partout avec lui : les stades, la plage, les cafés et le cinéma. Redouane a vécu le départ de son oncle pour la France comme un abandon et son retour dans un cercueil comme un traumatisme encore vif. Il dit êtra incapable de regarder «Tahya Ya Didou» jusqu’au bout…
Pourquoi regarder «Zinet, Alger, le Bonheur» ? Parce que c’est nécessaire. Le film rappelle avec puissance que le cinéma n’est pas qu’une question de divertissement : c’est un outil de mémoire, un moyen de préserver l’histoire, de questionner le passé et de transmettre aux nouvelles générations les leçons de la lutte et de la résistance.