Benjamin Stora : «Il y a en France des groupes influents favorables à la monarchie marocaine»

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Par M. Mansour

 

L’historien français Benjamin Stora a apporté un éclairage précieux sur la crise profonde qui secoue les relations entre l’Algérie et la France. Avec la rigueur et la clarté d’analyse qui le distinguent, il s’est attardé sur l’influence du puissant lobby pro-marocain en France et ses répercussions négatives sur les relations algéro-françaises. Au-delà de cet enjeu, M. Stora a également évoqué d’autres questions épineuses, telles que la décontamination des sites d’essais nucléaires, tout en soulignant le poids persistant de l’histoire dans les tensions actuelles.

 

«Rupture de confiance»

Dans un entretien diffusé hier sur la chaîne AL24News, l’historien émérite et membre de la commission mixte d’historiens algéro-française est revenu sur la gravité de la crise actuelle entre Alger et Paris, la comparant en intensité à celle de 1971, survenue après la nationalisation des hydrocarbures par l’Algérie. Pour lui, le véritable problème entre les deux pays réside dans une rupture de confiance : «Comment rétablir cette confiance ?» se demande-t-il, avant d’avancer qu’une éventuelle réconciliation passe d’abord par la mémoire et par un travail de réparation, soulignant qu’il avait formulé plusieurs recommandations en ce sens dans son rapport remis à Emmanuel Macron en 2021.

Cependant, M. Stora met aussi en avant l’importance de facteurs politiques à travers le dossier du Sahara occidental, qui a lourdement pesé sur les relations franco-algériennes, en bousculant ce qui a été fait jusqu’à présent dans le dossier mémoriel.

 

Le poids des questions politiques

Pour Benjamin Stora, la crise actuelle entre Alger et Paris ne se limite pas à la question de la mémoire. Celui qui s’est auparavant exprimé sur la nécessité d’un règlement de la question du Sahara occidental conformément aux résolutions onusiennes affirme que le virage opéré par la France sur ce dossier a été le fruit d’une dynamique interne : «Il y a dans la société française une fraction très influente qui a toujours été en faveur de la monarchie marocaine, notamment sur la question du Sahara». Selon lui, cette tendance a pris une ampleur nouvelle avec la montée de la droite dure et de l’extrême droite en France : «Il y a des groupes influents, très présents dans les médias, qui exercent une pression constante et finissent par peser sur les décisions politiques», a-t-il fait remarquer.

 

Les essais nucléaires en Algérie : un chantier mémoriel suspendu

Interrogé au sujet des essais nucléaires français en Algérie durant la période coloniale et après l’indépendance, l’historien a rappelé que dans son rapport de 2021, il avait aussi abordé la question de ces essais réalisés notamment à Reggane, rappelant l’ampleur des conséquences environnementales et sanitaires. A cet effet, il a rappelé qu’il avait préconisé la création d’une «commission pour examiner ces questions et procéder à la décontamination des sites concernés». Il estime que «la forme de réparation serait effectivement d’identifier précisément les emplacements, d’enlever et de nettoyer les déchets laissés par ces essais, afin de réparer les dommages causés.»

«La France doit reconnaître l’ampleur de ces essais et s’engager dans un processus de décontamination des zones touchées», plaide-t-il. Il fait également un parallèle avec les millions de mines antipersonnel laissées par la France le long des frontières algériennes : «Ces mines ont continué à faire des victimes bien après l’indépendance. Là encore, il y a un travail de reconnaissance et de réparation à mener.» Mais l’historien déplore que ces questions soient aujourd’hui «suspendues».

 

L’histoire au centre des tensions mémorielles

Pour Benjamin Stora, la crise mémorielle entre la France et l’Algérie ne peut être comprise sans un retour aux débuts de l’histoire coloniale. Il rappelle que les massacres n’ont pas commencé avec la guerre d’indépendance, mais bien avant, lors de la conquête du pays. Il cite en exemple la prise de Constantine en 1837 et les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata en 1945. «Ces événements ont laissé des traces profondes dans la mémoire algérienne», affirme-t-il.

L’historien met, d’ailleurs, en garde contre les tentatives de révisionnisme historique, citant notamment les déclarations récentes de la leader de l’extrême droite, Marine Le Pen, minimisant les violences coloniales : «Certains cherchent à relativiser l’ampleur des massacres en Algérie, ce qui constitue une grave manipulation de l’histoire», a-t-il déploré.

 

La diversité en France : une invisibilité persistante

En sa qualité de président de l’Observatoire de la diversité en France, M. Stora a saisi l’occasion pour s’exprimer sur l’importance croissante de cette question en France. «La diversité est une réalité sous nos yeux, mais elle reste invisible», déclare-t-il. Il déplore un manque de représentation dans les sphères politique, économique et culturelle : «Certaines franges de la société ne veulent pas entendre parler de diversité, elles préfèrent promouvoir une vision uniforme et excluante.» Dans ce contexte, il a insisté sur la montée de l’extrême droite et ses effets négatifs sur l’inclusion : «Cette montée se traduit par une mise à l’écart de certaines personnes dans les institutions et les médias.» Pour lui, l’Observatoire de la diversité doit jouer un rôle clé dans la promotion d’une société plus inclusive.

 

Vers une réconciliation possible ?

Malgré les tensions actuelles, Benjamin Stora reste optimiste. Il appelle à «protéger le travail des historiens des influences politiques» et à reprendre les discussions engagées entre les deux pays. «La mémoire ne doit pas être un facteur de division, mais un moyen de construire l’avenir», conclut-il.