
PAR LATIFA ABADA
À l’espace rhizome, sis Didouche Mourad, l’artiste Massinissa Selmani revisite la mémoire
algérienne du socialisme à travers son installation « 1000 villages ». Conçue en trois étapes
l’exposition nous fait découvrir ou redécouvrir un projet qui a fait la une des journaux dans
les années 70. La construction de 1000 villages socialistes sous l’égide de la révolution
agraire.
Massinissa Selmani est titulaire d’un diplôme d’information qu’il a obtenu en Algérie. Il intègre ensuite l’école supérieure des beaux-arts de Tours dont il sort diplômé en 2010.
L’artiste dessine depuis son jeune âge. Il estime que c’est en dessinant que l’homme a commencé à documenter le monde. « Ma démarche artistique c’est d’abord un travail de dessin. Une réflexion sur ce médium au sens très large. Quand je m’intéresse à des sujets comme celui-là, c’est pour travailler sur un aspect du dessin. Là je fais un écart par rapport à ma démarche habituelle en utilisant des archives », précise l’artiste.
L’exposition est conçue en trois temps qui forme un tout. Des dessins, des photographies originales datant des années 1970 fournies par l’architecte et urbaniste Djaffar Lesbet, des enregistrements sonores avec la sociologue Fatma Oussedik, et une conversation entre Selmani et des artistes et chercheurs de sa génération.
« Comment un tel projet, qui a bénéficié d’une énorme campagne médiatique, puisse disparaître de la mémoire des gens? au point où l’on peut croire qu’il s’agit d’une simple rumeur », se demande l’artiste.
Ce questionnement est la première étape de ce projet. Massinissa Selmani découvre le projet des 1000 villages socialiste à travers le livre du sociologue urbaniste Djaffar Lesbet. Lorsqu’il pose la question à son entourage, les gens qui ont connu ce projet répondent avec enthousiasme, ce qui suscite la curiosité Massinissa.
« On a des traces du socialisme algérien dans la vie de tous les jours, mais ce n’est pas palpable. En tant qu’artiste ce qui nous intéresse est l’insondable, l’insaisissable, l’immatériel. L’idée à travers cette exposition est de susciter l’imaginaire. Il y aura des rencontres dans le cadre de cette exposition qui invite les gens à chercher des traces du socialisme en eux, même s’ils ne l’ont pas vécu », précise l’artiste.
Les prémices de l’œuvre
Pour comprendre l’œuvre de Massinissa, il faut remonter à 2015. L’artiste est invité à participer à la 56e biennale de Venise. Le thème de cette foire de l’art invite les artistes à interroger le monde dans lequel ils vivent. Massinissa Selmani propose ce projet autour des 1000 villages socialistes. Il conçoit des dessins préparatoires de son projet autour des 1000 villages sur pages et couverture de cahier.
« Je reprends la couverture des anciens cahiers d’écoliers. L’illustration de la couverture fait référence au projet socialiste : Sur la couverture, on peut lire en arabe Al mustaqbal : l’avenir. On voit deux écoliers, un garçon et une fille dont les regards sont tournés vers un grand soleil, vers l’avenir. Ensuite vous avez 20 doubles pages. A gauche, c’est un peu l’utopie du projet. Vous avez les plans qui sont confrontés à des dessins d’espaces, de paysages ou des vues topographiques fictionnelles que j’ai inventé, et à droite il y a la réalité à travers des plans, coupure de presse et des légendes », décrit l’artiste. Cette exposition lui a valu une mention spéciale du jury et il devient le premier Algérien primé à la biennale de Venise.
L’œuvre de Massinissa a été acquise par Le Frac Centre-Val de Loire qui est une collection publique d’art contemporain dont l’espace d’exposition est situé à Orléans.
Un deuxième temps
Il y a 2 ans, la commissaire d’expositions, historienne et critique d’art Natasha Llorens propose à Massinissa de retravailler sur ce projet. Passionnée par l’Algérie, elle a écrit un mémoire sur le cinéma algérien dans les années 70. Le projet de Massinissa l’intéresse et elle souhaite travailler avec lui. La quête de Massinissa et Natasha n’a pas été scientifique mais plutôt une exploration de l’effervescence autour des 1000 villages dans le paysage de l’histoire contemporaine de l’Algérie.
Leur curiosité s’est portée sur comment le projet a vu le jour, et que reste il de ce projet dans l’imaginaire collectif. « Avec Natasha, l’idée est de monter une exposition en Algérie et qui soit itinérante. Après plusieurs mois de discussion et de réflexion, on est venus en résidence à Alger pour rassembler des archives, rencontrer des personnes qui pouvaient nous parler de cette époque », se souvient Massinissa.
Massinissa précise que le sociologue urbaniste Djaffar Lesbet à mis à sa disposition des archives d’une valeur inestimable. Des articles écrits dans les différents journaux de l’époque, des diapositives, des plans des maisons, etc.
« Djaffar Lesbet a fait sa thèse sur ces 1000 villages. Il a suivi le projet quand il a débuté. Il a écrit aussi un livre intitulé 1000 villages qui est extrêmement documenté. On y trouve témoignages des habitants des villages, des statistiques des plans, etc. L’Etat lui a même commandé un rapport à l’époque », précise-t-il. Massinissa et sa binôme Natasha rencontrent dans le cadre de leurs recherches des témoins importants de cette époque.
Ils interrogent Naget Belkaïd Khadda professeure de langue et de littérature françaises, veuve de l’artiste Mohamed Khadda. Ils apprennent que Mohamed Khadda avait fait à l’époque une fresque au village socialiste de Maâmora avec Denis Martinez. La sociologue Fatma Oussedik quant à elle avait travaillé sur le sujet de la paysannerie. L’architecte Larbi Marhoum évoque la construction de ces villages.
Massinissa initie des discussions avec des gens de sa génération autour du socialisme de façon générale. Ces témoignages sont des repères historiques. Ils sont également des éléments qui constituent le schéma narratif. Ce travail de plusieurs mois va donner lieu à une nouvelle version de l’œuvre. Le visiteur découvre sur une grande table qui rappelle celle des architectes, un lecteur diapositif qui projette en continu des photos inédites, jamais visionnées par le grand public du village. Il y a également des plans de construction.
L’écran sur lequel les images sont projetées est tenu par une pierre. L’artiste estime que ce qui reste du passé est le bâti représenté justement par cette pierre. Et pour l’inscrire dans l’air du temps, le film est repris sur un écran de téléphone posé sur la table. La dernière étape, le visiteur écoute deux témoignages, celui de Fatma Oussedik et une discussion à bâtons rompus avec des amis à lui sur le socialisme en Algérie.
Une version plus étoffée de l’installation sera exposée en septembre 2024 à Stockholm, dans le centre d’art Index Fondation.
L. A.