Par Latifa Abada
La colonisation française en Algérie a instrumentalisé l’urbanisme comme un outil de domination culturelle et politique, pour effacer progressivement l’identité algérienne. En restructurant les villes selon un modèle européen, notamment à Alger avec la création de la ville coloniale sur les hauteurs dominant la Casbah, les autorités coloniales ont marginalisé les espaces traditionnels. Comment, après l’indépendance les algériens ont occupé cet espace conçu pour les exclure ? Cette réflexion a été développée par des jeunes issues de différentes formations dans un ouvrage intitulé « Habiter l’indépendance : Alger condition d’une architecture de l’occupation ».
Les auteurs de ce livre ; Magda Maaoui, Lydia Amarouche, Nesma et Anys Merhoum, développent une réflexion autour des conditions d’une expérimentation urbaine et questionne la composante coloniale de l’architecture et de son enseignement, au fil du temps, dans les campus français comme algériens.
Invités à l’espace culture Dojo, Nesma et Anys Merhoum reviennent sur la genèse de cet ouvrage, et toutes les thématiques traitées dans le livre.
« La thématique du livre est née de mon expérience en tant qu’étudiant en architecture d’origine algérienne en France. J’ai constaté que la dimension coloniale de l’architecture moderne en Algérie y est peu, voire pas du tout abordée. Quand j’ai voulu explorer ce sujet dans mes recherches, mes démarches ont été ignorées par mes enseignants. Cette frustration m’a poussée à constituer mes propres archives et peu à peu, j’ai développé un regard critique qui a nourri cette réflexion sur l’appropriation actuelle de l’héritage architectural moderne » indique Anys Merhoum, consultant indépendant en urbanisme aménagement et concertation.
Au sommaire de cet ouvrage, un entretien avec Samia Henni écrivaine, historienne, éducatrice et conservatrice, le sociologue urbaniste Djaffar Lesbat, l’enseignante et chercheuse Nora Semmoud etc.
Nesma Merhoum diplômée en théorie politique et métiers du livre, explique que cet ouvrage est aussi pensé comme un guide touristique documenté d’Alger. Les propos recueillis auprès des intervenants nous emmènent dans des lieux concrets que le lecteur peut aller voir avec le livre. « Chaque chapitre est centré dans un lieu spécifique d’Alger. A titre d’exemple Malek Cheikh évoque la prison Serkadji ex-Barberousse. Femme d’Alger dans leur appartement est une rencontre dans les maisons à la Casbah » souligne-elle.
Déconstruire l’idée qu’Alger est un laboratoire d’architecture
Les deux intervenants soulignent que la documentation existante sur l’urbanisme colonial en Algérie est majoritairement produite par des auteurs français et se contente d’une description du genre ou du style. Ils estiment que beaucoup d’architectes ont tendance à dire qu’Alger est un laboratoire d’architecture car elle a les traces de civilisation multiple.
Selon l Nesma Marhoum, qualifier Alger de « laboratoire de l’architecture moderne » revient souvent à définir Alger comme un terrain vierge où les architectes européens ont pu déployer toute leur créativité, profitant de la complexité de la topographie pour réaliser des prouesses. Cette vision occulte une réalité bien plus sombre : celle d’une expérimentation architecturale inscrite dans une logique coloniale de conquête et de domination.
Les « prouesses » des architectes européennes ont en réalité entraîné la destruction massive de paysages, le déplacement forcé des habitants et une transformation brutale de la topographie urbaine. Ce que l’on nomme « laboratoire » dans ce contexte colonial, c’est en fait un champ d’expérimentation permis uniquement parce qu’il s’agissait d’un territoire colonisé, des pratiques qui n’auraient jamais été tolérées en métropole. C’est cette dimension souvent ignorée, qu’il faut interroger pour comprendre les véritables implications de cette modernité architecturale imposée, précise-elle.
Comment Habiter l’indépendance
Les normes de logement sociaux actuels sont calquées sur les normes de la colonisation. La continuité est aussi dans la législation. L’article de « Un foyer à soi » permet de comprendre comment les familles tentent de conserver leur habitude et le mode d’habiter tout en y intégrant les codes de la modernité.
Nesma Marhourm rappelle le contexte post-indépendance. Au lendemain de l’indépendance. Elle rappelle qu’il n’y avait pas d’architectes algériens en 1962. La population a été pendant longtemps privée du droit de s’autodéterminer. Il fallait reconstituer l’ordre social rapidement et faire avec ce qu’il y avait. « L’intérêt d’étudier l’histoire est de se remettre dans le contexte et d’éviter de spéculer ».
Le sociologue urbaniste Djaffar Lesbet revient dans ce livre sur les conditions de la reconquête d’Alger par les Algériens. Il explique comment les Algériens sont passés de l’habitat au logement et les conséquences qui ont découlé. Il nous apprend que même si ces maisons offrent un confort et une intimité aux nouveaux locataires, elles ne correspondent pas au mode de vie des Algériens. Il donne l’exemple de Marssali, ancien condamné à mort, qui a vite quitté la maison qu’on lui a attribuée à Hydra pour retourner vivre dans la maison familiale à la Casbah.
En croisant témoignages, recherches personnelles et regards pluridisciplinaires, les auteurs et autrices de l’ouvrage déconstruisent le récit dominant d’une modernité neutre pour en révéler la violence fondatrice. Ce travail collectif, ancré dans des lieux concrets d’Alger, donne aux lecteurs les moyens de lire autrement leur ville.