PAR MASSINISSA M.
Chaque 3 mai, le monde célèbre la Journée internationale de la liberté de la presse. Mais que reste-t-il vraiment à célébrer ? Ce rituel annuel sonne aujourd’hui comme une farce tragique, car la liberté de la presse, telle que traditionnellement présentée, n’existe quasiment plus, partout dans le monde, et plus particulièrement dans les pays dits démocratiques, qui la considèrent comme l’un de leurs fondements. Trois années de convulsions géopolitiques ont suffi à transformer les médias en instruments d’un pouvoir qui ne dit plus son nom : celui d’une oligarchie médiatico-politique, servile devant une extrême droite qui tend à se mondialiser.
Ce constat accablant devient d’autant plus frappant lorsque l’on prend conscience que cette dérive a gagné les soi-disant bastions de la démocratie. L’Occident, longtemps présenté comme la citadelle de la liberté d’expression, s’avère en réalité être son fossoyeur. Dans cette logique manichéenne, le « monde libre » se prétend défenseur des droits fondamentaux face à l’obscurité du reste du monde. Mais cette vision, loin d’être un modèle, est profondément pervertie. La liberté de la presse, aujourd’hui, n’est plus qu’un slogan creux, manipulé à des fins géopolitiques.
Le début de la désillusion
Cette déconnexion entre les principes affichés et les pratiques réelles s’est révélée de façon éclatante à l’occasion du conflit en Ukraine. Dès les premières heures de l’opération russe, les rédactions occidentales ont verrouillé la narration. Aucune place pour la complexité, pour l’histoire, pour les responsabilités partagées. L’objectif n’était plus d’informer mais de faire adhérer. En Europe, la chaîne de télévision Russia Today a été bannie, et sur les plateaux télé des chaînes européennes, un discours unique, martial, s’est imposé. Les journalistes, de contre-pouvoirs, sont devenus courroies de transmission. Sous couvert de « responsabilité », c’est l’esprit critique qu’on a méthodiquement étouffé.
Mais si l’Ukraine a initié ce glissement, c’est l’agression contre Gaza qui a arraché les derniers masques. Depuis octobre 2023, Israël mène une guerre sans merci contre les Gazaouis. Les chiffres sont accablants : des dizaines de milliers de victimes, des infrastructures réduites en poussière, la famine organisée, les secours entravés. Un massacre à ciel ouvert, en violation flagrante du droit international. Et pourtant, les grandes rédactions occidentales regardent ailleurs, minimisent, justifient parfois, faisant du deux poids deux mesures une norme.
Les masques tombent
La France, en particulier, offre un cas d’école de partialité. Les grands médias d’information ont pris position : surtout, ne pas questionner Israël. La souffrance palestinienne est reléguée au statut de dommage collatéral. Le récit médiatique, écrasé par une logique sécuritaire, a été construit pour déshumaniser les victimes, présenter les résistants comme des fanatiques, et inverser les rôles. L’agresseur devient victime. Les critiques, eux, sont immédiatement mis à l’index : « islamo-gauchistes », « antisémites » ou « complices du terrorisme ».
La pluralité des voix ? Évaporée.
Cette dérive ne vient pas de nulle part. Elle est le fruit d’un paysage médiatique concentré entre les mains de quelques puissants, au premier rang desquels figure Vincent Bolloré. En quelques années, cet industriel a méthodiquement reconfiguré une large portion des médias français en machine de guerre idéologique : CNews, Europe 1, Le JDD, Paris Match… Partout, la même ligne : conservatrice, nationaliste, alignée sur les obsessions du pouvoir sécurité, identité, ordre, soutien inconditionnel à Israël. Bolloré n’informe pas, il oriente. Il ne débat pas, il impose. Les journalistes indépendants sont poussés vers la sortie, remplacés par des éditorialistes militants, interchangeables, experts en manipulation émotionnelle.
CNews illustre parfaitement cette mutation. En quelques années, la chaîne s’est transformée en outil de propagande continue. Les plateaux sont devenus des tribunaux idéologiques : les accusés n’ont pas de voix, le contradictoire est inexistant. Résultat : un débat public asphyxié, une opinion formatée, une critique impossible, y compris face à des crimes de guerre manifestes. Cette dérive ne se limite pas à la France et gagne du terrain dans de nombreux pays dits démocratiques.
Une hypocrisie révélée au grand jour
Ainsi, pendant que l’Occident se drape dans sa vertu supposée, il continue de fustiger les pays du Sud pour leur manque de liberté. Hypocrisie totale. Car la censure ici n’est pas brutale, mais sournoise. Ce n’est pas la prison, c’est l’exclusion. Ce n’est pas la dictature, c’est l’autocensure, dictée par les actionnaires, les lobbys, les lignes éditoriales. Une censure douce, mais impitoyable. Une censure qui s’infiltre dans les rédactions, dans les esprits, jusqu’à museler toute parole dissonante.
L’Occident n’a plus la légitimité de donner des leçons. Il soutient l’indéfendable, bâillonne les opprimés, protège ses alliés quoi qu’ils fassent, et manipule l’opinion avec une efficacité redoutable. La presse, qui devait incarner un contre-pouvoir, est devenue la gardienne de l’ordre établi. Et ce glissement n’enterre pas seulement la vérité : il mine les fondements mêmes de la démocratie.
Face à cette machinerie bien huilée, certains États tentent de résister. L’Algérie, notamment, cherche à bâtir un front continental, à reprendre en main le récit, à restaurer une souveraineté médiatique. Sur le plan intérieur, des efforts sont également déployés pour se prémunir contre un monde livré à un ensauvagement généralisé, alimenté par des campagnes de désinformation d’une hostilité et d’une brutalité sans précédent. La tâche est immense, face à un adversaire aux moyens colossaux. Mais elle est indispensable, car la bataille se mène aujourd’hui sur de multiples fronts, et l’information en est un des plus cruciaux.