/À l’épreuve – stressante mais infiniment passionnante – de la soutenance de thèse, Sylvie Thénault et Malika Rahal ont eu affaire à des examinateurs qui émargent à jamais au rang des noms les plus emblématiques de l’histoire coloniale et l’histoire de l’Algérie contemporaine. La première – auteure d’un travail fondateur sur la justice coloniale – a été soumise à ‘’la question académique’’ par un jury présidé par Pierre Vidal-Naquet. La seconde a été mise à rude contribution par Omar Carlier pour sa thèse — un travail tout aussi fondateur — sur ‘’L’histoire de l’UDMA de Ferhat Abbas’’, avant de repasser une seconde fois par la case ‘’examen’’, celle de la HDR (Habilitation à diriger des recherches), face à un jury présidé par Raphaëlle Branche.
À l’aube de l’automne prochain (du 5 au 9 octobre), Sylvie Thénault et Malika Rahal auront rendez-vous avec un autre jury. Ça sera à Blois sur les rives de la Loire (Loir-et-Cher) à l’occasion des «Rendez-vous de l’Histoire». Une fois n’est pas coutume, elles n’auront pas à répondre à des questions relatives à un énième travail académique et à argumenter sur la méthode et le contenu de leurs recherches. Une fois n’est pas coutume, les yeux rivés vers une tribune et les oreilles tendues vers la sonorisation, les deux historiennes seront à l’écoute d’un autre verdict : le nom du lauréat du «Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire». Ce prix littéraire spécialisé est au livre d’histoire ce que le Goncourt, le Renaudot et autre Médicis sont aux ouvrages de romans, essais et autres opus de littérature générale. Si sa résonance médiatique paraît, pour l’heure, moindre comparée à celle des trois, le «Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire» résonne, malgré son jeune âge, comme un ‘’price’’ à l’aura avérée.
Le plus grand festival thématique dédié à l’Histoire
Lancé à l’initiative des «Rendez-vous de l’histoire» — le plus grand festival thématique dédié à l’Histoire —, le «Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire» couronne une œuvre livresque marquante. La distinction, précisent les organisateurs, ‘’récompense un ouvrage d’histoire, en langue française, ayant contribué de façon remarquable au progrès de la recherche historique et/ou à sa diffusion, toutes périodes confondues’’. Depuis 2015, date de la première édition du prix, un jury composé de professeurs et d’universitaires spécialistes de l’Histoire sélectionne une liste d’ouvrages, les passe au crible de la lecture historienne, en évalue la valeur au crédit du savoir historique avant de trancher en toute objectivité.
Pour l’édition 2022, 18 livres sont en compétition (voir encadré) dont «Algérie 1962. Une histoire populaire» de Malika Rahal (La Découverte, Paris et Al Barzakh, Alger, 2022) et «Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial» de Sylvie Thénault (Le Seuil 2022). Le premier accompagne en librairie une monumentale et féconde recherche pour les besoins de la soutenance «HDR». Le second vient enrichir une bibliographie déjà dense de la spécialiste de «La drôle de justice» (publication en librairie de la monumentale thèse sur la justice coloniale).
Malika Rahal : «Honorée d’être en si bonne compagnie»
‘’La concurrence est de taille’’, a réagi Malika Rahal sur les réseaux sociaux en prenant connaissance des dix-sept livres en compétition aux côtés du sien. Une dizaine de mois après avoir glané, avec brio, son «Habilitation à diriger des recherches», Malika Rahal ne cache pas sa fierté à l’heure de prendre acte d’un nouveau challenge. La spécialiste de l’UDMA et la biographe de Ali Boumendjel (1) se dit ‘’honorée d’être en si bonne compagnie’’, allusion à ses pairs, entre autres Sylvie Thénault, Jérémie Foa (auteur de «Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélemy» chez La Découverte), Vincent Lemire (auteur de «Au pied du mur. Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem 1187 – 1967» au Seuil) et Camille Lefebvre (auteure de «Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale – Sahara-Sahel» chez Fayard).
En librairie depuis le début de l’année, «Algérie 1962. Une histoire populaire» et «Les Ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial» ont été salués par la critique et la communauté historienne à coup de superlatifs. Publiés dans un contexte médiatique et éditorial particulier — les initiatives mémorielles du président Emmanuel Macron dans la foulée de la publication du rapport de l’historien Benjamin Stora et la commémoration du 60e anniversaire de la signature des accords d’Évian —, les deux livres sont du genre de publications à faire date. À rebours d’une tendance éditoriale qui, de part et d’autre de la Méditerranée, a donné la part belle au ‘’récit de la déploration’’ et de la désolation — crise de l’été 1962, luttes pour le pouvoir, départ des pieds noirs, abandon des harkis —, «Algérie 1962» braque les lampions du savoir sur une histoire populaire et sociale de l’Algérie 1962. Dans son livre, Malika Rahal donne carte blanche à la grande majorité d’Algériens qui, des frontières électrifiées et minées de la Ligne Morice à Maghnia, ont vécu l’année de la délivrance. De bout en bout des 575 pages, elle raconte une ‘’une histoire populaire largement absente des approches classiques’’. L’historienne y décrit des ‘’expériences collectives fondatrices pour le pays qui naît à l’indépendance’’. Autant dire ‘’une fresque sans équivalent, de bout en bout passionnante’’, se réjouit son éditeur dans la quatrième de couverture.
Sylvie Thénault «au cœur de la société coloniale algérienne’’
«Les ratonnades d’Alger, 1956» s’empare d’un factuel — l’assassinat d’Amédée Froger, maire de Boufarik et défenseur acharné de l’Algérie française — pour brosser une ‘’histoire du racisme colonial’’. Fidèle à son style de travail depuis ses recherches sur la justice coloniale, Sylvie Thénault s’est appuyé sur l’étude d’une variété de sources — archives policières et judiciaires inédites — pour aller bien au-delà du factuel, bien au-delà de l’assassinat, des funéraires au cimetière de Saint-Eugène et des violences qui, en guise de représailles, ont ciblé les musulmans dans les heures qui avaient suivi le meurtre. Forte des connaissances qu’elle avait accumulées depuis son baptême du feu sur le front de l’histoire, la directrice de recherche au CNRS crédite le savoir académique d’un ‘’autre récit’’ du plus sanglant des conflits de décolonisation. Elle ‘’plonge le lecteur au cœur de la société coloniale algérienne’’, résume son éditeur dans la quatrième de couverture. Une société ‘’traversée de brutalités et de peurs’’, une société où les Français nés là-bas ‘’se nourrissent d’un rapport de domination, empruntant à toutes les formes d’oppressions possibles et s’ancrent dans un espace urbain ségrégué’’. Jusqu’à hier, Sylvie Thénault n’avait pas réagi à la nomination de son livre pour le «Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire».
S. K.