La légende de la djenia et le taleb

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 Medjahdi Mohamed

Le taleb Ahmed ben Abdallah vit dans la crainte de Dieu. On n’a jamais pu dire de lui qu’il avait convoité le bien d’autrui. Ses biens sont à tous et sa tente est ouverte à tout venant. Il connaît le Coran et il en observe fidèlement tous les préceptes. Le taleb s’abstient des viandes défendues et ne boit pas de vin. Ahmed ben Abdallah est encore jeune pourtant, mais aucun désir charnel ne vient troubler la sérénité de son cœur.

Ahmed le taleb est sorti de grand matin. Il a rencontré son voisin Ali à la porte de l’enclos.

«Que Dieu rende fortunée ta journée !

– Sois heureux, ô Ahmed I

– Comment vont ceux qui t’aident, Ali ?

– Bien, très bien.

– Dieu soit loué ! Quand tu es bien, je suis bien.

– Où vas-tu à une heure si avancée ?

– Au tombeau de Sidi Ali Zouaoui !

– Que la bénédiction de Dieu soit sur toi !»

Ahmed ben Abdallah continue son chemin. Il marche, marche longtemps ; la nuit vient et le taleb se repose dans une petite grotte qu’il rencontre sur sa route. Le matin venu, Ahmed ben Abdallah remplit ses devoirs de fidèle musulman et reprend son chemin. Il arrive au bord d’une rivière et devant lui s’offre un spectacle enchanteur.

Dans l’eau pure, se baigne une charmante jeune fille, belle à ravir, telle que les houris du Paradis.

Ahmed le taleb reste muet d’étonnement, tandis que la djenia qui ne l’a pas aperçu continue ses ébats et offre aux yeux éblouis du saint homme mille trésors de volupté. Soudain, Ahmed aperçoit près de lui sur la berge une peau de colombe. Inconsciemment, il la ramasse et continue d’observer la jeune fille.

Enfin, celle-ci a fini de se baigner. Elle revient sur le bord de la rivière, se couche mollement sur le gazon et attend que le soleil ait séché sa peau délicate. Elle se relève et cherche sa forme de colombe. Mais rien, rien partout. Que va-t-elle faire, la belle djenia  ? Comment rejoindra-t-elle les autres djnoun, ses sœurs qui l’attendent là-bas, bien loin ? Elle se désespère et se met à pleurer. Mais elle aperçoit Ahmed ben Abdallah qui, à moitié dérobé par un massif de cactus, la regarde fixement et tient encore dans sa main la forme de colombe que tout à l’heure elle a quittée.

«Je t’en supplie, lui dit-elle, rends-moi ma forme de colombe, si tu ne veux pas que je meure de désespoir !

– Je ne te la rendrai point, belle djenia, et je veux la conserver comme un souvenir de toi.

– Je t’en conjure ! .rends-la moi et je t’accorderai ce que tu me demanderas.

– C’est convenu !

– Soit ! Je veux ce que tu veux et je suis prête à t’obéir.

– Voici ta forme de colombe, je te la rends sous cette condition que, dans quinze jours, à cette même heure, tu m’attendras ici.

Ahmed le taleb rend à la jeune fille la peau de colombe. Vite, elle s’en revêt et s’envole dans les airs. Le saint homme la regarde s’éloigner et continue de marcher.

Ahmed ben Abdallah arrive à la ville et se rend à la koubba de Sidi Ali Zouaoui. Il dépose son offrande entre les mains de l’oukil, fait ses dévotions, rend visite à quelques amis et retourne vers sa demeure. A l’heure dite, il arrive au bord de la rivière. Un pigeon s’arrête sur la berge, dépose sa forme de colombe et la belle djenia est devant le taleb.

– Me voici. Que veux-tu de moi ?

– Que puis-je te demander autre chose que la possession de ta charmante personne ?

– Mais n’es-tu pas un saint homme, et ta religion ne te défend-elle point de t’unir à moi ?

– Je le sais, mais tu es si belle que tu ne peux être qu’un ange de Dieu. J’exige donc que tu me suives et que tu sois ma femme.

– 0 saint homme ! Réfléchis bien à ce que tu veux de moi ! Laisse-moi en repos courir par les rivières et les forêts avec mes compagnes.

– Non, non. Suis-moi !

Toute désolée, la djenia accompagne le taleb. On arrive à la demeure d’Ahmed ben Abdallah et bientôt il n’est bruit dans les environs que du prochain mariage du saint homme. Le jour fixé arrive, et le taleb épouse la djenia. Les années se passent et la femme donne à son mari de jolis enfants qui font la joie des mariés et l’envie des voisins. Mais toujours la belle djenia est  triste.

Elle aime ses enfants et elle adore son mari dont elle n’a qu’à se louer. Mais le souvenir de ses compagnes toujours la poursuit et elle reste des heures à soupirer après les années si heureuses qui se sont enfuies.

Un jour, les enfants jouent dans un coin retiré de la maison. Ils trouvent une peau de colombe et l’apportent à leur mère ; ses yeux brillent de plaisir. Elle est toute joyeuse de retrouver son doux vêtement de djenia.

Partira-t-elle ou restera-t-elle avec son mari et ses enfants ? Un instant, elle hésite. Mais elle prend son parti.

Elle embrasse ses enfants, les appelle des noms les plus tendres, se revêt de sa forme de colombe et s’enfuit retrouver les djnoun.

Ahmed ben Abdallah était sorti ; il revient et apprend la terrible vérité. Il pleure et s’arrache les cheveux de désespoir. Mais, hélas ! Inutilement.

Seulement, la djenia revient parfois trouver ses chers enfants, les embrasse longuement et aussitôt s’enfuit.