La légende de Sidi El Haloui de Tlemcen (Partie 1)

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Par Mohamed Medjahdi

Abou Abd-Allah ech-Choudi, plus connu sous le surnom populaire d’El Haloui, était né à Séville, en Andalousie. Il avait étudié, au point où il était même devenu maître et professeur de sciences coraniques. Celui-ci a abandonné Séville, parents, amis et le sceau de la justice, ainsi que son grimoire et ses livres avec leurs gloses. Il vend son bien et il en distribue l’argent aux pauvres ; il dépose le caftan de drap fin et le haïk de soie, se couvre le corps de haillons, prend le bâton, la besace du mendiant, le chapelet du pèlerin, traverse la mer sans verser une seule larme de regret sur ce beau rivage de l’Andalousie qu’il quitte à jamais. Où va-t-il ? A Tlemcen. C’est là qu’un beau matin il arriva dans son bizarre accoutrement et sans un sou vaillant. On le prend tout d’abord pour un fou et on le hue ; mais lui, impassible, laisse s’ameuter et crier la foule. Il sait son monde. Aujourd’hui on le raille, demain on l’applaudira : le fou de la veille deviendra un inspiré, un saint. Il n’est pas sans esprit ni sans savoir ; il a de la ruse, de la finesse, de l’audace, toute la science voulue pour bien jouer son rôle. «Je te tiens, ô foule crédule !» dut s’écrier à part soi le mendiant. «Tu crois te jouer de moi, et c’est moi, le pauvre insensé, qui te joue ! Ris donc ; vois, je m’en vais par les rues chantant et dansant ! Ah ! Ah ! Le bouffon ! Je t’amuse, n’est-ce pas ? Je me fais humble et petit jusqu’à vendre des bonbons aux enfants, moi le cadi de Séville ! Mais patience, moi aussi j’aurai mon tour et mon heure viendra ! Vil troupeau, je sais bien le secret de te mener et de te rendre à ma fantaisie. Tu ploieras les genoux devant moi et après ma mort, tu baiseras la poussière de ma tombe vénérée ! Va, va, je ne suis ni un fou ni un idiot, quoique mon intérêt exige que je passe comme tel à tes yeux. Non, je suis un charlatan ! Mais doucement : pour toi, je serai l’envoyé de Dieu, un de ses élus, un saint ! Pendant tout le reste de ma vie, tu m’admireras ; j’aurai l’air de vouloir rester pauvre, mais tes dons me rendront riche. Et après ma mort, tes fils, tes petits-fils, et leurs arrière-neveux et toute leur postérité jureront par mon nom trois fois saint ; ils chanteront mes louanges, brûleront des cierges et de l’encens en mon honneur, et feront de l’insensé leur intercesseur auprès de Dieu Très Haut ! Ce rôle est à ma taille ; il me convient de le jouer. Que ta volonté soit faite, celle de Dieu et la mienne aussi !»

Le nom de Sidi El Haloui, le saint, a traversé des siècles, victorieux de l’indifférence des hommes ; de nombreuses générations se sont courbées devant le marbre de son tombeau. Voilà donc Abd-Allah Ech-Choudi, l’Andalou, arrivé à Tlemcen, frais et dispos dans ses guenilles, et contrefaisant l’insensé. Cela se passait au moment où la puissance des Almohades commençait à décliner en Espagne, c’est-à-dire vers l’an 665 de l’hégire, soit l’an 1266 de l’ère chrétienne, sous le règne du grand Yaghmoracen ben-Zeiyan. Ech-Choudi, qui a les coudées franches sur la place publique, a eu une bonne inspiration de se mettre petit marchand de sucreries «El halwa». Au moment favorable, Sidi El halwi change de ton et de langage ; il pose sur le sol son plateau de bonbons, et tout aussitôt il se met à discourir sur le dogme, la morale, la destinée, la vie à venir, l’essence de Dieu, la vie de l’âme, sur les points les plus élevés de la science, sur ses problèmes les plus ardus et les plus obscurs. Et c’est en controversiste consommé qu’il le fait et avec une éloquence qui charme tous les auditeurs. Quand il en arrive à discourir sur la vie contemplative… Au bout de quelque temps de ce manège habile, Baba El Haloui fut considéré dans tout Tlemcen comme un oracle. Quand il daignait parler ou prêcher, c’était un cercle imposant d’auditeurs qui l’écoutaient et qui proclamaient bien haut la gloire de leur maître. Dès lors, on disait en parlant de lui : Dieu lui a révélé tous les secrets des mondes visibles et invisibles ; ses serviteurs sont les génies. Sa renommée était solidement établie parmi le peuple et elle arriva jusqu’à la cour. Aussi, un jour, le sultan dit-il à son premier vizir : «Il faut que je voie l’homme extraordinaire que l’on appelle Sidi Abdallah El Haloui ; qu’on me l’amène sur l’heure.» Celui-ci est amené au Mechouar et introduit dans l’appartement du prince. Le chef des croyants l’invite gracieusement à s’asseoir devant lui, et le fait disserter, une heure durant, sur toutes les belles choses qu’il sait : le sultan est ravi de cette science profonde. «Allez, lui dit-il, je ne veux pas que l’éducation des princes, mes enfants, soit confiée à un autre qu’à vous ; je vous choisis ; à partir d’aujourd’hui, je remets ce précieux dépôt entre vos mains ; vous serez chargé de les instruire.» Mais devant la volonté d’un roi qui n’entendait pas facilement raison, il fallut céder. Et Sidi El Haloui est devenu, malgré lui, précepteur en titre de deux jeunes émirs. Sidi El Haloui avait mis pour condition qu’il ne résiderait pas au palais ; les jeunes princes devaient venir le trouver dans sa modeste demeure. Le sultan avait accédé à cette demande insolite, tant sa confiance était grande, et puis Dieu l’avait touché à son insu, et il n’était déjà plus le maître de sa volonté.

Sidi El Haloui commença donc ses leçons et, presque aussitôt, il réussit à merveille dans la tâche qu’il avait entreprise. Les deux princes avaient été gâtés par les courtisans et ils étaient absolument ignorants, et voilà que leurs yeux se dessillent, leur esprit s’illumine et rapidement ils deviennent de petits prodiges. Le sultan, leur père, était ravi et étonné. Il se félicitait du parti qu’il avait pris et devant ses vizirs il en témoignait hautement sa royale satisfaction. Mais Satan, Satan le lapidé, était aux écoutes. Il trouva bientôt l’occasion excellente pour nuire au saint Sid El Haloui de Tlemcen.

Goutte à goutte, le malin infiltrait dans le cœur des vizirs le poison de la jalousie. Tout allait bien pourtant, lorsqu’un certain soir le sultan s’étant assis au milieu de ses enfants pour partager leur repas, crut s’apercevoir qu’ils étaient soucieux et ne mangeaient pas les mets les plus exquis qui leur étaient présentés et c’est à peine s’ils y touchaient. «Qu’est-ce à dire ? fit le sultan tout étonné ; qu’avez-vous donc, mes enfants, que les choses les plus rares que l’on serve à la table royale ne trouvent pas grâce devant vous ?