Malika Rahal et Fabrice Riceputi à Alger pour parler des disparitions forcées

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Par Latifa Abada

Les disparitions forcées sont un crime qui a largement été pratiqué par la colonisation française en Algérie. Ces histoires occultées sont une plaie béante pour les familles qui luttent à ce jour pour rétablir la vérité. L’élimination des traces archivistiques par l’armée française prolonge cette longue attente pour connaître le sort de ces victimes. Une rencontre organisée par la librairie l’Arbre à dire a réuni les historiens Malika Rahal et Fabrice Riceputi qui compile le projet «Mille Autres» sur les disparitions forcées, la torture et les exécutions sommaires durant la Bataille d’Alger.

Malika Rahal et Fabrice Riceputi étaient les invités de la librairie l’Arbre à dire, pour parler de leur projet commun autour des disparitions forcées en Algérie. Malika Rahal est historienne, directrice de recherche HDR au CNRS et auteure de plusieurs ouvrages notamment «Ali Boumendjel. Une affaire française. Une histoire algérienne».

Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent. Il a publié «Le Pen et la Torture» (le Passager clandestin, 2024), une enquête historique sur le passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen en Algérie.

Créé en 2018, le site 1000autres.org lance un appel à témoignages destiné aux proches et descendants des personnes enlevées par les militaires, qu’elles aient été ensuite libérées ou qu’elles aient disparu définitivement.

 

Une archive censée rester secrète

Sur la genèse du projet, Fabrice Riceputi indique que le projet a démarré après la découverte par hasard de documents aux Archives nationales d’Outre-mer à Aix-en-Provence en France.

L’historien était à la recherche des archives autour de Paul Teitgen, secrétaire général à la police de la préfecture d’Alger, nommé à ce poste en août 1956. Paul Teitgen avait pour mission de lutter contre la pratique de la torture au sein de la police d’Alger. Quand la Bataille d’Alger a éclaté en 1957, il s’est retrouvé le principal civil à faire face au général Massu et les militaires.

Il est connu pour avoir dénoncé la torture et disait que les pratiques de l’armée française lui rappelaient celles qu’il avait vécues comme ancien déporté résistant entre les mains de la Gestapo.

«Au hasard de mes consultations, je suis tombé sur un gros paquet d’environ 2000 fiches qui émanait du service de la préfecture d’Alger qui s’appelle le service des liaisons nord-africaines. Sur chacune des fiches il y avait un nom, un prénom, une profession, une date et les circonstances de l’arrestation, et le nom d’une personne à prévenir en cas de découverte. En février 1957, l’administration coloniale a ouvert un service administratif où les familles algériennes pouvaient venir à la préfecture d’Alger pour signaler l’arrestation d’un membre des membres de leur famille. Celle-ci collectait les requêtes, sauf que l’auteur de l’enlèvement était identifié et c’est souvent l’armée française», précise Fabrice Riceputi.

Ces fiches étaient envoyées chaque semaine au général Massu qui était prié de bien vouloir répondre à la demande des familles. Le pouvoir politique français était incapable de répondre à ces demandes. Car la préfecture d’Alger a abandonné tout contrôle sur l’activité des militaires. Massu avait tous les pouvoirs : arrêter, détenir, interroger sans aucun témoin civil, enfermer et exécuter sans contrôle.

«Je me suis mis immédiatement à photographier frénétiquement ces fiches. Je connaissais l’existence de ces services. Pierre Vidal Naquet l’avait mentionné : la simple existence de ces services est la démonstration que le pouvoir politique n’avait aucun pouvoir sur l’armée. Immédiatement, je me suis dit que le seul moyen de connaître le sort de ces personnes était d’interroger les proches», souligne Riceputi.

Le travail a été précipité lorsque Emmanuel Macron a pris l’initiative mémorielle qui reconnaissait la responsabilité de l’armée française dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin. D’où le nom Mille autres – Des Maurice Audin par milliers.

«Je n’avais aucune idée de l’impact que pouvait avoir ce projet. Je connaissais très peu la société algérienne et j’étais incapable d’évaluer la portée de cette affaire. Avant lancement, j’ai donné les clés du site à Malika Rahal qui m’a assuré que ça allait avoir un grand écho», ajoute-il.

Les deux historiens indiquent que le projet Milles Autre s’intéresse aux disparitions forcées ; pendant «La Bataille d’Alger» est simplement une approche méthodique. La méthode employée à Alger par l’armée coloniale s’étendait bien au-delà. «Nous avons reçu un nombre important de témoignages, mais nous nous concentrons pour l’instant sur Alger en 1957».

 

L’impossible deuil des familles

L’historienne Malika Rahal a publié en 2010 la biographie d’Ali Boumendjel, «Ali Boumendjel. Une affaire française. Une histoire algérienne». Enlevé pendant la Bataille d’Alger, le corps d’Ali Boumendjel a été rendu à sa famille. L’historienne indique que ce travail biographique a apporté un éclairage concernant le terme de disparition forcée.

«On ne disait pas spontanément qu’Ali Boumenjel était un disparu, car de tous les corps, le sien a été rendu à sa famille. Peu importe que la personne revienne. Morte ou vivante. Du moment que celle-ci a été occultée à sa famille pendant une période donnée de façon volontaire, on a affaire à une disparition forcée. En rassemblant les informations, Malika Rahal se rend compte que c’est la famille Boumenjel qui s’est chargée de raconter son histoire. L’historienne se dit alors que probablement toutes les familles algériennes ont dû faire ce travail. Mais comment raconter ces histoires ? Avec ce projet, Fabrice Riceputi m’a donné cette opportunité «incroyable de rencontrer ces familles», dit-elle .

En lançant le site, les deux historiens se rendent compte de l’impossible deuil des familles. Les conséquences de ces disparitions non élucidées se répercutèrent sur les nouvelles générations. «Les premières personnes qui nous ont contactées ce sont les plus jeunes. Ces jeunes sont inquiets du fait que leurs aînés vieillissent et vont disparaître sans connaître la vérité. Nous avons rencontré des jeunes qui nous ont dit que leurs grands-parents risquaient bientôt de s’en aller et qu’il fallait recueillir leurs témoignages. Car c’est vital pour eux de savoir», raconte Malika Rahal.

Dans leur travail de recherche, Malika Rahal et Fabrice Riceputi ont rencontré des enfants de disparus. Ces derniers racontent souvent bouleversés le courage de ces mères qui élèvent seules ces enfants parfois dans la précarité. Selon l’historienne, l’impact de ces disparitions est ressenti à ce jour. Ce n’est donc pas une histoire de 1957.

Un poignant témoignage au cours de cette rencontre rappelle la vivacité de la douleur. «Je suis tombée par hasard sur votre site où j’ai découvert la fiche de mon père». Son père est Abderrahmane Rebaine. Chahid ? Martyr ? Non, porté disparu. Elle raconte que son père a été enlevé du domicile familial à Kouba par les bérets rouges en février 1957. Détenu une quinzaine de jours dans deux centres de torture différents (Villa Sésini et El Biar).

Mille et une autre histoires racontent la souffrance de ces familles. Le travail entrepris par Malika Rahal et Fabrice Riceputi est comme un mémorial. Il apporte un soutien pour les familles et un éclairage sur un pan de l’histoire de l’Algérie.

«On nous demande de faire un livre et c’est très important. On a acquis une quantité d’informations importantes grâce aux entretiens avec les familles. On a découvert des histoires de rafles qui ont touché plusieurs quartiers de la capitale. La majorité des personnes enlevées sont des hommes et en même temps il y a l’histoire de ces femmes et la place qu’elles ont tenue dans les recherches. Il va falloir réfléchir à la façon dont on va composer cette histoire», conclut Malika Rahal.