Par Latifa abada
L’antiquaire du Vieux Palais, dans la basse Casbah, est un lieu hors des circuits ordinaires. Un repaire d’initiés, connu seulement de bouche à oreille. Ici, les objets sont des fragments de mémoire. Des survivants d’une époque révolue. Karim Hammoudi, propriétaire des lieux, nous emmène dans un voyage au cœur d’un métier où chaque détail compte, et où le passé murmure à qui sait l’écouter.
D’emblée, Karim nous confie que dans sa boutique rien n’est neuf. Mais tout est vivant. Chaque objet est issu d’une longue traque, de chine, de négociation, et surtout de passion pour la pièce rare.
«Je suis avant tout un commerçant. Ce qui m’intéresse, c’est la valeur marchande des objets d’art. L’antiquaire, aussi passionné soit-il, ne s’attache pas à ses trouvailles. Il les découvre, les restaure, les comprend… puis les laisse partir. Cependant, l’affectif l’emporte parfois. Certaines pièces exposées dans la boutique sont intimement liées à notre patrimoine. Je préfère qu’elles soient à la portée de tous», confie-il.
A quelques pas du mythique café Malakoff, Karim Hammoudi a installé son activité d’antiquaire il y a trois ans. La boutique est nichée dans un recoin presque invisible de la ville, à l’abri des regards pressés et des rues animées.
C’était un magasin de vente de fournitures pour le fabricant de chaussures pendant la période coloniale. On n’y entre pas par une porte mais par des escaliers. Tout dans cette boutique invite à la contemplation : des affiches de films, de vieux livres et guides d’Alger, des journaux d’époque, des vinyles et anciens billets d’Air Algérie, un ancien tourneur à carte… et bien d’autres objets aussi originaux qu’improbables.
Dès qu’on les aperçoit, certains objets éveillent une curiosité presque instinctive. Un micro soigneusement posé sur l’étalage semble avoir une grande histoire à raconter. «Le Melodynamic 75A est le micro officiel de reportage de la télévision française dans les années 50. Celui-là est issu de la sono installée pour le discours historique de Charles de Gaulle à Alger le 4 juin 1958. Il est témoin de la célèbre phrase : ‘‘Je vous ai compris’’», raconte Karim.
Notre antiquaire l’a acquis auprès d’un monsieur qui était stagiaire en 1958 à la société d’électricité basée à Ruisseau. Il lui a confié qu’il l’a monté de ses propres mains. A la fin du discours, il a demandé à son patron de le lui vendre, ce dernier le lui a cédé. Karim l’a acheté en 2014 à 40 000 DA et le garde précieusement.
Un grand plan d’Alger en bois tapisse le mur. Il s’agit d’une œuvre du célèbre cartographe Pierre Vrillon datant de 1948. On trouvait ce plan dans toutes les administrations d’Alger. Dans ce bric-à-brac d’objets usés par les années, la reliure métallique d’un grand livre attise la curiosité. Selon notre interlocuteur, il s’agit du journal achat-vente de la Société Bastos et les Etablissements Ben Turqui.
«J’avais cinq livrets que j’ai vendus aux proches de la famille Ben Turqui. C’est un ouvrage qui date de 1935 et qui devrait intéresser les historiens qui travaillent sur l’histoire de la fusion de ces deux entreprises», renseigne-il.
Karim confie qu’il voue une passion pour les objets issus du patrimoine. Dans cette collection, il possède un portrait original du musicien Cheikh Sfindja datant approximativement de 1890. Il n’existe quasiment aucun portrait de lui et seuls les connaisseurs le reconnaissent, précise-il.
Le récit de Karim est souvent interrompu par les passants qui ralentissent le pas devant la boutique attirés par le caractère insolite des objets exposés. Karim les invite à y entrer, et les laisse flâner à leur guise. Certains effleurent les objets sans oser les soulever, d’autres questionnent, écoutent, s’étonnent…
«Je reçois des visiteurs tout au long de la journée. Ceux qui viennent à la recherche d’un objet en particulier entre d’un pas ferme, font le tour de la boutique silencieusement, et regardent ce qui est dissimulé dans les recoins de la boutique», confie Karim.
La rareté fait la valeur… pour peu qu’on la reconnaisse
Sur la genèse de ce métier, Karim confie que tout a commencé par une transaction. Un jour, il trouve chez un commerçant ambulant dans La Casbah un petit livret usé, aux pages jaunies, et sans couverture. Il s’agissait d’un ouvrage du pédagogue Mohamed Soualeh, auteur d’une vingtaine d’ouvrages : grammaire, méthodes et cours d’arabe régulier ou parlé, corrigés d’exercices, manuels franco-arabes, contes et récitations.
«Ce qui m’a attiré, c’est la date d’impression : Alger en 1906. Je l’ai acheté à 300 DA et je plonge dans cette lecture passionnante autour de la darija. Une fois la lecture terminée, je l’ai mis en vente sur le Net et il a vite trouvé preneur à 5000 DA. A partir de là, j’ai commencé à traquer les traces du passé», se souvient-il.
Si aujourd’hui Karim identifie les objets et les œuvres qui n’ont pas encore été convoités par autrui, il confie qu’il l’a appris à ses dépens. Il se souvient encore de la plaque émaillée Ferrari qu’il a vendue à 1000 euros alors qu’elle valait bien plus.
«Il y a quelques années, j’ai été contacté par un jeune qui disait avoir une plaque émaillée Ferrari. Evidemment, je ne l’ai pas cru puisque je ne savais même pas que Ferrari avait un garage à Alger. L’oncle de ce jeune homme travaillait dans un atelier Ferrari à la rue Hassiba. Pour prouver l’authenticité de la plaque, il lui raconte que la plaque était accrochée au plafond. Magnifique trouvaille. Elle faisait 1m/40 centimètre. Quand je l’ai mise en vente, personne ne m’a contacté, car le prix était bas et les connaisseurs pensaient que c’était une fausse. Un collectionneur belge m’a contacté et je la lui ai vendu à 1000 euros. Ce dernier m’a contacté après l’avoir reçue et m’a confié qu’il aurait pu la lui acheter à 10 000 euros car c’est une pièce très rare», se souvient Karim.
Aujourd’hui, Karim on l’appelle «Monsieur plaques» car il arrive aisément à les authentifier. Sans trop en dire, Karim est actuellement sur les traces d’une plaque des chocolats Menier…
Chez Karim, les objets ne sont jamais tout à fait muets. Ils attendent simplement qu’on prenne le temps de les écouter. Chaque trouvaille, chaque recoin de sa boutique raconte autant son propre parcours que celui des choses qu’il collecte. De cette première rencontre fortuite avec un livre centenaire dans une ruelle de La Casbah à la passion patiente qui l’anime aujourd’hui, Karim est devenu un passeur de mémoire, humble et attentif.