Raï : une nouvelle génération à l’écoute

0
167

Par Latifa Abada

 

Il ne prêche pas, ne théorise pas : il témoigne. Le raï constitue un véritable abécédaire populaire de l’existence, un art de dire le monde tel qu’il est vécu dans sa rugosité, ses contradictions, ses révoltes et ses espoirs. Longtemps marginalisé et stigmatisé, le raï a pourtant été l’ambassadeur culturel le plus entreprenant et fidèle à la société algérienne. Sa revanche il l’aura en 2022 après son inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Aujourd’hui en Algérie, des initiatives jeunes et indépendantes participent à sa promotion et sa valorisation.

L’Algérie compte plusieurs chercheurs dans ce genre musical, à l’instar d’Abdelkader Bendamèche, Abdelhamid Bourayou et du défunt Hadj Meliani, qui ont consacré tant de recherches et de publications dédiées à la vulgarisation de cet art, dans l’objectif de préserver sa mémoire, comme patrimoine algérien.

Le raï n’est plus seulement une histoire de nostalgie. Longtemps associé à l’âge d’or des années 1980 et 1990, il connaît aujourd’hui un nouveau souffle porté par une génération de jeunes Algériens passionnés, créatifs et connectés.

RaïTrospective est le podcast fraîchement lancé par Inès Hayouni. Le premier épisode intitulé « Voyage poétique sur la terre du raï » raconte à la fois une expérience humaine et un travail académique autour du raï. Le deuxième épisode s’inscrit dans le prolongement d’une résidence artistique menée à Oran avec Leila Moon, El Moutanakil et Rim Harrabi.
Il s’attarde sur la figure des meddahtates, ces femmes qui ont longtemps animé nos fêtes, transmis les récits des communautés et occupé une place centrale dans l’espace public, explique Ines.

Ines est déjà connue du public dans le milieu littéraire. En 2021 elle publie « Métamorphose » un recueil de poésie qui explore le deuil. Ensuite « Ikigai » aux éditions El Qobia. Elle revient en 2025 avec deux nouveaux projets autour du raï ; un livre et un podcast. Ces deux projets sont le résultat de longues pérégrinations entre Mostaganem et Oran.

« Après la sortie de mon premier livre j’organisais des récitals de poésie et donc je rencontrais des lecteurs qui partageaient la même passion du vers que moi. Au fil de ces rencontres, je me disais que ce que j’écrivais était en français et donc ça parlait à une catégorie de personnes. De manière évidente, je me suis posée la question : où est notre poésie populaire ? » se souvient Ines.

Les recherches de la jeune poétesse ont abouti à la découverte de l’ouvrage de l’universitaire et chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d’Oran, Ahmed-Amine Dellaï « Les chants populaires bédouins de l’Oranie ».

Pour mieux comprendre le raï, elle s’intéresse à ses pionniers comme les frères Zergui, Chikha Remitti, Cheikha Wachma et El Djenia. Elle explore ses différentes formes : raï rural, sentimental, et l’âge d’or des années 1970 avec Boutaiba Sghir, Belkacem Bouteldja et Messaoud Bellemou, qui ont enrichi le genre avec des textes soignés et de nouvelles sonorités comme le saxophone.

 

Aller à la rencontre des Meryoulines

Ines est avide de connaissances. Le raï la passionne et l’intrigue. Après avoir accumulé des connaissances théoriques, elle veut comprendre la dimension sociale du raï. En 2023 elle part à Oran pour le festival du raï. « Quelle expérience. J’avais l’impression que les gens venaient pour s’exorciser. J’ai eu la réponse à toutes les questions que je me posais. Le raï dialogue avec les âmes. Finalement le raï ne cherche pas à plaire mais à dire » confie Ines.

Depuis cet évènement et pendant une année Ines va faire des allers-retours entre Alger, Oran et Mostaganem. Elle va à la rencontre des gens, les pêcheurs du port de Mostaganem, les vendeurs de cassettes, discute avec les chauffeurs de taxi, fréquente les cabarets Gasba…

« Quand je dis que je suis chercheuse indépendante, cela veut dire que je fais un sérieux travail de terrain. Je me suis beaucoup intéressé aux cabarets Gasba qui reprennent les classiques et qui sont en voie de disparition. À ma connaissance, il ne reste que deux, celui où j’étais porte le nom de La Vieille Marmite. Ces lieux sont fréquentés par les habitants des périphéries. Dans mon podcast, je parle justement de ces gens de l’ombre habités par le raï. Au cabaret Gasba, j’ai rencontré un homme surnommé Boukhana, agriculteur à Tlélat. Quand Chaba Ikram a commencé à chanter, cet homme d’apparence impassible a été submergé par l’émotion. Il a pris le micro pour parler de ses peines de cœur. C’était une expérience sociale inattendue, un moment où les codes vieillis imposés s’amenuisent pour laisser place aux émotions grâce au « raï », raconte-t-elle.

Elle écoute et écrit ses expériences dans son carnet de voyage. Sur sa page Instagram, elle publie de petits récits d’histoire populaire autour du raï. « Je remarquais que l’intérêt était là, le manque d’information était flagrant et la stigmatisation continuait d’entourer ce genre musical » constate-t-elle.

En septembre 2024, Inès réalise qu’elle a accumulé une riche matière. De ses rencontres avec les pêcheurs de Mostaganem aux échanges dans les transports publics, le raï est omniprésent. Son récit de voyage se transforme alors en un projet de livre sur le raï, retraçant l’évolution de la poésie populaire vers la chanson Raï, et comment elle a été le reflet de la société a chaque époque.

« J’ai terminé mes recherches en janvier 2025 au cabaret Gasba. Je me suis dit que j’avais assez de matière. Beaucoup de gens me posaient des questions, alors j’ai pensé à un format sonore qui précède le livre, accessible à tous, qui me permet aussi d’intégrer la musique »

« Dans le premier épisode, je plante le décor. Je parle de mon aventure à Mostaganem, mais je veux aussi rendre hommage à ces personnes de l’ombre. Les gens sont nostalgiques de Disco Maghreb. C’est vrai que c’est un géant de la production de la chanson rai. Mais à deux rues, il y a aussi Ahlem Édition qui résiste et produit des artistes. De grands noms de la chanson rai ont été produits chez eux comme Cheikha Djenia et Cheikh Zouaoui, Krimou Saidi. Le prochain épisode permettra à l’auditeur de découvrir cette emblématique maison d’édition à travers son fondateur Abdelkader Hassi » souligne Ines.

À travers son podcast, Inès explique vouloir proposer un format argumenté, ancré dans le social et le réel, enrichi par des analyses académiques.

Dans cette exploration du raï et de ses voix invisibles, une autre perspective essentielle est celle des spécialistes qui l’étudient en profondeur. C’est le cas d’Ibtissem Boulebrachenne musicologue passionnée, qui lui consacre une page dédiée, mêlant analyses, archives et réflexions sur l’évolution du genre. Elle enseigne actuellement la musique dans un CEM, elle est aussi spécialisée en violon et piano complémentaire. Elle a donné des cours dans des écoles d’art pendant plusieurs années.

« Depuis 2022, je me consacre à la recherche musicologique et ethnomusicologique sur la musique algérienne, en me spécialisant dans la chanson raï. Cette passion est née de mon projet de fin d’études, qui m’a amenée à plonger plus profondément dans l’histoire et l’évolution de ce genre. Mon travail repose sur la collecte d’archives, le suivi de l’actualité des artistes raï et la documentation des origines et transformations de cette musique emblématique » décrit elle.

Ibtissem constate, à la fin de ses études à l’Institut national supérieur de musique, que beaucoup de projets de mémoire évoquent le raï mais ne sont pas développés après les études, sachant qu’il y a un manque flagrant de connaissance. Elle décide de créer une page sur Instagram « Le raï » qui devient un espace de discussions et d’échanges d’archives.

 

Informer de manière sourcée

Ibtissem a consacré son mémoire de fin d’étude autour de l’influence et la fusion de la musique internationale sur le raï, notamment le reggae, le jazz la pop. Elle se heurte rapidement au manque de documentation. Elle estime qu’il n’y a que quelques livres autour du Rai, « Le raï en question » de Amar Khodja, « L’aventure du rai » de Bouziane Daoudi et Hadj Miliani.

« Il y a un manque d’information sourcée. C’est pourquoi à travers ma page j’informe sur des concepts peu connus. Par exemple El zṛīʿa dans le raï qui est une improvisation au cœur de la performance. El zṛīʿa désigne une forme d’improvisation vocale spontanée, caractéristique de la performance en direct. Elle consiste pour le chanteur à insérer, à un moment précis, une phrase ou un vers inspiré par l’instant, souvent en réaction à ce qu’il perçoit dans le public ou à une situation survenue sur scène. Ce volet de ma page permet de montrer la dimension académique du raï » explique-elle.

La musicologue fait également des séries de documentation sur des artistes comme Ahmed Zergui, Medahates ou encore Cheikha Rimitti.

Pendant deux ans Ibtissam alimente sa page Instagram en anonyme et réussit à capter l’intérêt d’une communauté avertie sur les réseaux sociaux. Depuis mars, elle se présente à cette communauté car beaucoup de gens lui font confiance et partagent avec elles leurs archives.

« Il y a un journaliste américain abonné à ma page qui m’a envoyé un article qui parle du concert du duo Sahraoui Fadela à Santa Monica. Beaucoup de gens sont très généreux et partagent avec moi des photos, coupures de journaux et bien d’autres. Je devais donc dévoiler mon identité », explique Ibtissem.

La recherche d’archives se fait au gré des rencontres. En l’entendant parler de raï, un Oranais l’interpelle et lui donne le numéro du fils de Boualem Disco Maghreb. Il lui laisse son numéro et part. Pas très convaincu, Ibtissem tente quand même de l’appeler. Il s’avère qu’il s’agit bien du fils de Boualem. « Il faut saisir toutes les opportunités. Grâce à ce monsieur, j’ai pu interviewer Benhaoua Boualem qui m’a offert une photo rare avec Hasni et une autre de lui avec Zahouania », se souvient-elle.

Pour Ibtissem, le raï est bien plus qu’un genre musical : c’est un véritable mouvement socio-politique. Il a émergé comme une forme de contestation et de liberté d’expression face aux normes sociales et aux tabous.

Ces initiatives jeunes et indépendantes autour du raï témoignent d’un renouveau dans la manière d’aborder et de transmettre cette musique. Portées par une génération curieuse, engagée et connectée à son héritage culturel, elles fédèrent un grand intérêt autour de ce patrimoine.