Réhabilitation de la pêcherie et des voûtes du front de mer : Un projet pour mettre en valeur les origines millénaires d’Alger

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Réhabilitation de la pêcherie et des voûtes du front de mer : Un projet pour mettre en valeur les origines millénaires d'Alger

PAR LATIFA ABADA

Imaginez une balade qui vous mène de la place des Martyrs au port de la pêcherie. En sortant de la dernière station du métro, vous traverserez les vieilles voûtes d’Alger pour arriver sur une esplanade qui va prendre tout le virage de la pêcherie à l’amirauté. D’immenses escaliers en amphithéâtre vous mèneront jusqu’au port de plaisance.

Le must de cette traversée est l’ascenseur urbain placé dans l’esplanade. Le visiteur l’empruntera pour s’élever 100 m dans le ciel et admirer le cœur d’Alger, la vieille citadelle, la Casbah. Ce circuit sera ponctué de haltes culturelles. Ce chemin est ainsi un voyage dans le temps à la découverte des origines d’Alger.

L’initiateur de ce projet est l’architecte urbaniste Karim Louni. Si pour certains il s’agit là d’un projet de villégiature, il suffit de discuter un moment avec ce passionné de la ville d’Alger pour comprendre la dimension sociale, historique et patrimoniale de ce projet.

« Tout le projet est à inscrire dans le cadre de la réappropriation de la mémoire de la ville. Il y a 20 ans, quand j’ai élaboré la première version du projet, je l’avais appelé le carrefour du millénaire. Nous avons des architectures arabo-berbères qui datent d’avant l’an 1500 comme les voûtes qui soutiennent la place des martyrs.

Les Ottomans ont installé Djamaâ Jedid en 1660 et à proximité de la vielle mosquée Djamaâ Lekbir qui date de 1097. La période coloniale a européanisé le site en y imposant une architecture classique et haussmannienne. C’est un véritable livre ouvert de l’histoire d’Alger, un carrefour des différentes architectures édifiées dans la médina à travers les siècles », décrit Karim Louni.

Tous ces monuments se rehaussent mutuellement pour offrir la richesse du lieu. C’est pour cela qu’il faut faire un projet de couture urbaine afin de les relier les uns aux autres, pour en faire un lieu unique aussi bien de villégiature, de culture et d’histoire. Il y aura également toutes les commodités de confort et de sécurité, le tout enveloppé dans une atmosphère architecturale et un design contemporain, ajoute-il.

La nouvelle mouture du projet n’a pas encore été baptisée. Pour le moment, on parle de la réhabilitation de la pêcherie et voûtes du front de mer et des espaces attenants. Karim Louni souhaiterait qu’on lui donne le nom symbolique de « Bab Lebhar », la porte de la mer. Depuis quelques semaines, le visiteur a un avant-goût du projet.

L’architecte a déjà achevé l’aménagement des quais du port de la pêcherie. En bref, le programme consiste à réhabiliter les 262 voûtes alignées sur 1500 m le long de la rue d’Angkor, longeant le port d’Alger. Ces voûtes seront transformées en commerces de luxe, lieux de dégustation, consommation et loisir culturel.

5000 m² de voûtes historiques sous la place des Martyrs, réhabilités en restaurants gastronomiques et lieux d’événementiels. 16.000 m² de l’esplanade de la mémoire reliant la Casbah avec la mer, qui seront animés par un futur centre commercial composé de 50 boutiques dédiées aux commerces de grandes marques.

La seconde phase, une seconde esplanade de 10.000 m² sera aménagée après délocalisation des activités inadaptées au niveau de la pêcherie (siège d’entreprise, dépôt, entrepôt). Ces esplanades permettront la transformation de la zone en un haut lieu de villégiature et culturel au standard international.

Aux origines du projet

Vingt ans sont passés depuis la présentation de la première mouture du projet dans les années 2000. Le projet est né dans des circonstances assez atypiques. L’architecte raconte qu’en 1997 un concours d’idées a été lancé par les autorités de la wilaya de l’époque (gouvernorat) pour le réaménagement de la place des martyrs dans le cadre du Grand projet urbain d’Alger (GPU). Le GPU était composé de plusieurs pôles, et ce concours concernait le pôle historique.

« J’ai répondu au concours de manière complètement décalée, en expliquant qu’il se trompait de cible et surtout d’échelle et que la place des Martyrs n’est que la sqifa de la ville pour aboutir à la mer et vice-versa. J’avais expliqué qu’un réel projet urbain pour ce site se devait de corriger la fracture qu’il y a eu pendant la période coloniale, qui a coupé la ville de la mer », se souvient Karim Louni.

Il faut souligner que le projet proposé à l’époque est le même, excepté l’ascenseur urbain qui a été initié dans la version actuelle. Si le projet, sur le plan architectural, est faisable, il faut néanmoins bien connaître Alger, particulièrement les étapes par lesquelles son urbanité est passée.

Karim Louni confie qu’il a « interrogé la pierre » avant de commencer à travailler. « Je me suis rendu sur les lieux et j’ai interrogé la pierre. J’ai trouvé l’articulation entre la façade arabo-berbère et la façade française. Pour comprendre la stratification. Nous sommes à une période où on doit se réapproprier le patrimoine, bon ou mauvais, mais nous ne sommes pas là pour démolir. Seulement, on doit mettre notre empreinte, celle avec laquelle nous nous reconnaissons culturellement et sur le plan identitaire », souligne Karim Louni. Concernant le contexte historique, Karim Louni explique que le front de mer a subi les affres de la colonisation.

Le premier objectif de la colonisation était d’effacer la façade maritime millénaire qui existait depuis cinq siècles. Ils ont flanqué, en première étape en 1830, une façade maritime qui est aujourd’hui visible sous la place des Martyrs. Elle était ensevelie sous des tonnes de gravats.

« Je l’ai rendue visible en 1998. Dans une seconde étape, vers 1860, la
France coloniale a édifié une nouvelle façade, qui marque Alger jusqu’à nos jours, avec des arcades du type classique dépassant 16 m de hauteur, constituant le socle de la ville. Véritable monument, indéniablement beau mais qui a coupé la relation millénaire d’Alger avec la mer », explique-il.

La première construction sur les quais en 1830 était le bâtiment santé maritime, l’actuel restaurant le Dauphin, que Karim Louni a réhabilité. Véritable temple classique aux colonnes monumentales, sa construction était l’amorce de la transformation de la ville d’Alger aux codes culturels et civilisationnels du colonisateur.

Quelques années après, les Français ont construit tout autour de la Casbah des bâtiments européens pour la rendre invisible. Ils ont ensuite construit la basilique Notre-Dame d’Afrique, une imposante église qu’on voit dès qu’on arrive en bateau.

Alger, en l’espace de quelques années, renvoyait l’image d’une ville européenne et chrétienne.

« Il faut réconcilier Alger avec ses éléments perdus. L’effacement de la mémoire a commencé à la Casbah. Toute reconstruction doit commencer ici. Pour réhabiliter la relation avec la mer, nous devons contourner la volonté d’effacement de la mémoire entrepris par la colonisation, notamment en donnant le cachet européen à l’architecture et cacher l’architecture millénaire de la médina aux références arabo-berbères et ottomanes », souligne-il.

A l’époque, le projet a été très bien accueilli. Sur le plan des activités programmées dans le cadre du projet le carrefour du millénaire, l’architecte avait imaginé le premier big cybercafé de l’Algérie pour attirer la jeunesse à cet endroit. Le premier carrefour culinaire d’Algérie. Un immense hangar qui accueille les mets de tous les continents. Et la fondation « Bab Lebhar » pour donner un caractère universel, et transméditerranéen à ce projet pour que cet espace soit en lien d’échange à travers Méditerranée.

Une année après le début des travaux, le projet est mis à l’écart. Les travaux sont interrompus mais le projet n’est pas pour autant oublié.

Une seconde vie…

Après deux décennies, le projet n’est pas obsolète mais il est décalé. La société a changé, les besoins sont différents et même l’espace du front de mer a connu des modifications importantes, notamment avec les travaux du métro d’Alger.

Karim Louni est devant le challenge de revoir les incohérences du site, ce qui ne fonctionne pas et définir les nouveaux objectifs, une re-couture urbaine du site avant de le dessiner. « En 20 ans, le site a beaucoup changé. Il y a le métro, les fouilles archéologiques, les travaux de la Casbah, les circuits touristiques du PDAU. Nous avons pris en considération tous ces éléments et bien d’autres. Nous avons fait des enquêtes et études nécessaires avant de présenter la nouvelle mouture. »

L’architecte présente le nouveau projet aux services de la wilaya d’Alger. L’esplanade de la pêcherie sera dotée de deux restaurants pour rendre viable la pêcherie. Un parking de 400 places sera aménagé au sous-sol de l’esplanade.

Sortir la Casbah de son enclave

Karim Louni rappelle que les maisons remparts de la Casbah arrivaient jusqu’à la mer. Le bastion 23 est d’ailleurs la seule preuve que la Casbah arrivait jusqu’à la mer. « Le site des voûtes et du port de pêche n’est pas fortuit, dans la mesure où il fait référence à un lieu symbolique de la médina d’Alger. Il a abrité par le passé Bab Lebhar et Bab Dzira, qui représentaient la relation ombilicale avec la cité et la mer que la colonisation a fait disparaître dans le but d’effacer la mémoire collective. La Casbah est devenue invisible au profit d’une européanisation de la ville », décrit-il.

Pour remédier à cette situation, Karim Louni a imaginé un ascenseur urbain qui franchira la cote 100 correspondant à l’altitude de Bab Jdid. Il permettra la redécouverte de la ville. Un restaurant panoramique couronné par un belvédère rehaussera le sommet de cet ouvrage qui prétend devenir un repère d’excellence pour Alger. « Pour voir la Casbah, il faut sortir à 3 km en mer.

L’objectif à travers l’ascenseur urbain est de rééquilibrer les références sur le plan de l’image que projette Alger aux visiteurs. Arrivé au sommet, le visiteur verra la Casbah à ses pieds. Il pourra admirer ses terrasses, ses ruelles et ses monuments. De plus, il n’est plus possible que la basilique Notre-Dame d’Afrique, qui demeure un patrimoine inestimable, soit l’unique monument qui accueille le visiteur entrant dans le port. Il faut que nous mettions notre identité en avant. C’est ce qui explique la référence, re-stylisée évidemment, du minaret de Djamaâ Lekbir, pour la conception de l’ascenseur », précise-il.

Pour Karim Louni, l’ascenseur urbain est la pièce maîtresse du projet. Il déplore que sa taille ait été revue à la baisse. Il passe de 100 m à 15 m. L’architecte espère que cette structure soit réalisée comme elle a été pensée, pour répondre à son objectif principal : rendre la Casbah visible.

Karim Louni estime que la réconciliation de la médina avec la mer n’est que justice pour la
mémoire des lieux. Durant un siècle, la Casbah a vécu coupée de son milieu naturel, la mer, qui lui a donné naissance et qui représentait sa source de substance. Ce projet est une œuvre novatrice pour revisiter la mémoire millénaire d’une ville.

La culture soutient le lieu

Pour amener les gens vers la mer, il faut que le projet soit porté par des activités culturelles, estime Karim Louni. Dans son projet, il transforme l’emblématique rampe de la pêcherie en librairie des arts et des lettres et une galerie d’art. La station de métro muséale place des Martyrs sera renforcée avec un passage urbain en liaison avec les fouilles archéologiques et les voûtes historiques. Le tout pour la renaissance du premier port de plaisance de la ville d’Alger.

L’esplanade pourra accueillir également des spectacles de 5000 personnes. Les voûtes ottomanes, sous la place des Martyrs, seront aménagées en des espaces de consommation. Un restaurant 5 étoiles sera dédié à la musique algéroise. Il y aura également un restaurant événementiel qui accueillera des concerts de musique, des expositions, des défilés de mode, etc.

D’autres projets sont prévus afin de donner vie à ce lieu. Karim Louni est un amoureux d’Alger. Il connaît ses origines les plus lointaines. L’architecte n’est pas dans une démarche de démolition mais de réconciliation. Tout ce qui constitue Alger aujourd’hui est pour lui une richesse qui renforce son identité.

Il estime qu’il est important de valoriser son passé en imposant une signature contemporaine, empruntant ses références de toutes celles qui existent dans le site, tout en arborant fièrement ses origines millénaires. « Ce n’est qu’à ce prix que l’on arrivera à durer et à se relever de la tentative d’effacement mémorielle qu’a infligée l’expédition coloniale à notre mémoire collective », conclut-il.

L. A.