Par M. Mansour
«On ne refait pas l’histoire et à force de mettre la poussière sous le tapis, ça devient irrespirable.» Cette déclaration récente du président Tebboune, évoquant les atrocités de la période coloniale, résonne encore dans les débats d’historiens spécialistes de la colonisation de l’Algérie. Nombre d’entre eux rappellent, sur les plateaux de télévision, que cette colonisation fut une exception dans l’histoire coloniale, un véritable laboratoire d’exactions et de violences en tous genres. Une vérité historique incontestable, attestée par les correspondances mêmes des premiers colons, mais que la France contemporaine s’efforce encore d’occulter ou de minimiser. Une amnésie entretenue qui, selon l’historien Benjamin Stora, a façonné plusieurs générations ignorantes de la réalité coloniale. Un vide mémoriel qui profite aujourd’hui à l’extrême droite française, héritière de l’OAS, et alimente le récit fantasmé d’une colonisation bienveillante, où les Algériens, prétendument «ingrats», auraient renié les bienfaits d’un passé glorifié.
Brûlés vifs au napalm !
Si la colonisation française en Algérie fut une entreprise de domination et de destruction, son héritage en France est avant tout un vide mémoriel soigneusement entretenu. Ce n’est que récemment que la question coloniale a timidement fait son entrée dans les programmes scolaires. Un retard lourd de conséquences, puisque plusieurs générations ont grandi sans conscience de ce passé, laissant ainsi place à des discours glorifiant l’empire colonial.
Invité lundi sur un plateau de Canal Algérie, Benjamin Stora a dénoncé ce déni historique en rappelant que des Algériens et des villages entiers avaient été brûlés vifs au napalm par l’armée française durant la Guerre de libération nationale. «En 1991, j’ai réalisé un documentaire intitulé ‘‘Les années algériennes’’, et des pilotes français avaient témoigné avoir utilisé, en 1959, des armes chimiques, c’est-à-dire du napalm, contre des Algériens dans la région du Constantinois», a-t-il souligné, précisant que «ces pilotes avaient avoué que des Algériens avaient été brûlés vivants».
Dans son entretien, l’historien et ancien professeur à l’université de Paris a regretté l' »absence de réactions de la part des autorités en France à l’époque », soit juste après la diffusion de son documentaire. M. Stora a comparé, en ce sens, ce qui s’est passé en Algérie à ce qui s’est produit en Amérique au 19e siècle, où il y avait « destruction des populations (indiennes) », relevant que « contrairement à l’Amérique où l’on a enseigné et expliqué l’Histoire aux nouvelles générations, cela n’a pas été le cas en France, où l’on a commencé à enseigner l’histoire de la colonisation et de la Guerre d’Algérie depuis seulement une vingtaine d’années ».
Les conséquences de la culture du déni
L’Etat français a toujours cultivé le déni et le secret lorsqu’il s’agit de son passé colonial en Algérie. Plutôt que d’affronter la réalité dans son ensemble, il choisit de reconnaître certains faits tout en occultant délibérément d’autres aspects plus dérangeants. Cette reconnaissance sélective permet de préserver une image maîtrisée de l’Histoire, évitant ainsi d’assumer pleinement la responsabilité des crimes commis. Ce refus d’une reconnaissance totale s’accompagne d’un discours où la colonisation est parfois présentée sous un jour atténué, voire positif. Alors que la mémoire algérienne porte les stigmates des violences subies, une partie de la société française continue de défendre l’idée d’une colonisation bienveillante, d’une mission civilisatrice injustement rejetée. Ce récit inversé alimente une incompréhension persistante et empêche un travail de mémoire sincère et complet.
Un courant nationaliste né il y a 100 ans
Ce révisionnisme n’est plus seulement le fait de l’extrême droite. Il s’est infiltré dans le discours officiel, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat. Ce mépris colonial, qui traverse les époques, repose sur le postulat selon lequel l’Algérie n’aurait pas existé en tant que nation avant l’arrivée des colons français. A cela, Stora répond en rappelant que «l’an prochain marquera exactement 100 ans que l’Etoile Nord-Africaine est née. Il y a 100 ans, des Algériens et des Algériennes ont commencé à se battre pour faire reconnaître l’existence de la nation algérienne. Mais en face, c’est toujours le déni.»
La nécessité d’engager un examen de conscience
Ce déni n’est pas seulement un refus du passé, mais reflète une crise profonde du nationalisme français, incapable d’accepter que l’Algérie ait conquis son indépendance par la lutte armée. «Ceux qui sont les apôtres de cette grande France n’acceptent pas ce fait accompli», déplore l’historien, qui rappelle que «la guerre d’Algérie s’est achevée en 1962, mais la bataille pour sa mémoire continue.» Pour Stora, l’enjeu dépasse la reconnaissance des faits, car il s’agit d’un combat permanent contre une amnésie collective et une volonté de négation.
A la fin de l’entretien, l’historien a souligné un fait important en rappelant que la société française a accepté l’indépendance de l’Algérie parce qu’elle signifiait la fin de la guerre, sans pour autant engager un véritable examen de conscience. Cette période méconnue de l’Histoire reste, par ailleurs, un terrain d’instrumentalisation pour l’extrême droite, qui en fait un levier de sa rhétorique nationaliste.