Charonne attendait une reconnaissance officielle de la répression : Macron s’est contenté d’un hommage

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Le rituel se répète depuis des décennies. Avec toujours la même émotion, la même charge mémorielle et une répression sanglante à jamais gravée dans les mémoires. Chaque année, au soir du 8 février, des Français, des Algériens et des étrangers établis à Paris se donnent rendez-vous au bas du cimetière Père Lachaise pour fleurir la station de métro Charonne (11e arrondissement). Qu’il pleuve ou qu’il vente, ils font acte de présence par dizaines ou centaines au gré du contexte politique hexagonal et des irruptions de la mémoire sanglante de la guerre d’Algérie.  Mardi soir, ils étaient près d’un demi-millier à pointer à mi-chemin du boulevard Voltaire pour honorer la mémoire des victimes de la tuerie du 8 février 1962 : neuf morts, encartés CGT dont huit militants du Parti communiste français et plus de deux cent cinquante blessés parmi les 20.000 personnes présentes ce soir-là au cœur de Paris. Cette vague humaine avait répondu à l’appel du Parti communiste français et des organisations syndicales et de défense des droits de l’homme pour dénoncer les assassinats de l’OAS et faire pression en faveur de la paix en Algérie.

La dernière étape avant Evian

Rappel du contexte,depuis la fin 1961, gouvernement français et GPRA/FLN étaient engagés dans un processus de négociations en vue de trouver un dénouement au plus sanglant des conflits de décolonisation. Entamés d’abord dans le secret aux Rousses (Jura), les pourparlers s’acheminaient — non sans difficulté mais de manière irréversible — vers l’étape finale : Evian, son conclave solennel et l’annonce du cessez-le-feu. Aux cris révoltés de «OAS assassins ! Le fascisme ne passera pas», les vingt milliers de manifestants étaient venus dénoncer — pacifiquement — la politique de la terre brûlée engagée par l’organisation terroriste de sinistre mémoire des deux côtés de la Méditerranée. Depuis la fin 1961, sentant que l’’’Algérie française’’ était à l’agonie, les commandos de Degueldre, Godard se livraient à des assassinats, plasticage et incendies à répétition. À la «politique de la terre brûlée» et «la valise ou le cercueil» atrocement mises en œuvre en Algérie, l’OAS avait également lancé en métropole une campagne de violence visant des personnalités de tous horizons socio-professionnels. Objectif : semer le chaos et saboter le processus et, le moment venu, d’Evian.

La Bastille, point de départ historique de toutes les marches parisiennes

En l’espace de quelques jours, une série d’attentats avaient secoué Paris, exportant, ce faisant, la « politique de la terre brûlée ». Les commandos de tueurs avaient visé Raymond Guyot, un sénateur du Parti communiste français, et son épouse, l’écrivain communiste Vladimir Pozner, le journaliste du Figaro Serge Bromberger, auteur, entre autres, des « Rebelles algériens » (Plon 1958) et « Barricades et colonels » (Fayard). Autre attaque terroriste, autrement plus cynique celle-là, celle qui a ciblé, le 7 février, Delphine Renard, un enfant de quatre ans, dont le visage complément abîmé a fait la ‘’une’’ des journaux. Trop, c’est top ! Le lendemain, organisations syndicales et de gauche avaient battu le rappel des Parisiens pour une manifestation de dénonciation. La procession humaine devait s’ébranler de la Bastille, point de départ historique de toutes les marches parisiennes. Mais le gigantesque déploiement des forces de police et de gendarmerie a poussé les manifestations à refluer plus à l’ouest. Au moment où la manifestation touchait à sa fin aux cris de slogans résolument dénonciateurs contre l’OAS, une charge des forces de l’ordre contre des manifestations tournait à la violence policière. Une violence documentée pour l’histoire par le journaliste-écrivain dans les colonnes du Monde daté du 10 février. Au rang des blessés recensés par les organisateurs et les équipes de secours, Mohamed Aït Saada. Précision du quotidien communiste L’Humanité, il était un agent de la RATP et syndicaliste au sein de l’entreprise. Handicapé à vie, Aït-Saada ‘’restera cloué sur un fauteuil roulant durant vingt et une années, avant de mourir des séquelles en 1983’’. Les rescapés parmi les blesses ‘’souffrent dans leur chair’’ des séquelles physiques de la blessure ‘’sans compter les traumatismes psychiques’’.

Le massacre oublié

L’épisode du métro Charonne intervenait trois mois et quelques jours après la répression sanglante du 17 octobre 1961. Il s’ajoutait à une multitude d’autres manifestations qui, tout au long de l’histoire, ont battu le pavé parisien. Nombre de ses manifestations avaient un lien direct avec la dénonciation de la politique coloniale en Algérie et l’activisme des partis nationalistes en France. L’une des plus emblématiques est la répression de la manifestation du 14 juillet 1953, un rituel organisé par la gauche communiste et le PPA/MTLD à Paris en marge de la fête du 14 juillet. Qualifié de massacre oublié par les historiens, cet épisode a fait l’objet d’un livre très fouillé («Les balles du 14 juillet 1953» de Daniel Kupferstein. Cette année, la commémoration de la tuerie de Charonne coïncide avec le 60eme anniversaire des accords d’Evian et de la fin de la guerre. Elle survient aussi sur fond des débats — non sans polémique — sur le rapport remis par l’historien Benjamin Stora au président Emmanuel Macron. Sur fond de course présidentielle à l’Elysée et le sempiternel retour de la ‘’guerre sans nom’’ dans la mémoire, le président français a engagé au pas de charge un exercice mémoriel, les yeux rivés sur l’ensemble de ce que les historiens et les écrivains qualifient de ‘’mémoires blessées de la guerre d’Algérie’’.

L’exercice d’équilibre intenable de Macron

Traduction de nombre des recommandations du rapport Stora — pas toutes — à l’épreuve des faits, le candidat non déclaré à sa réélection a eu une pensée mémorielle pour nombre d’épisodes douloureux de la guerre d’Algérie. Qu’il s’agisse de sa rencontre — relatée par Le Monde — avec les descendants d’acteurs de la guerre — enfants et petits-enfants de militaires français, de harkis, de moudjahidines et militants du FLN, de pieds noirs ou d’activistes de l’OAS, de sa présence physique à certaines cérémonies commémoratives — la gerbe de fleurs au pont de Bezons à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961 — le chef de l’Elysée s’est employé à satisfaire les uns et les autres. L’exercice d’équilibre paraissait — à maintes reprises — pour le moins intenable. En témoignent les éléments de langage choisis par les communicants de l’Elysée et les rédacteurs de la parole présidentielle. À un jet de pierre du premier tour de la présidentielle, le pari mémoriel du Président avait tout un exercice semé d’embuches mémorielles, voir risqué. En 1967, quasiment au sortir de la guerre, le journaliste et écrivain français Philippe Labro parlait — dans un roman à succès — des ‘’Feux mal éteints’’ de la guerre d’Algérie. Cinquante-cinq ans plus tard, les mémoires n’en finissent pas de saigner.

«Les limites d’un hommage»

À l’image des victimes du 17 octobre 1961 et de leurs familles, les porteurs de mémoire de la tuerie du métro de Charonne ont profité du soixantième anniversaire pour placer très haut le curseur des exigences : la reconnaissance officielle par l’Etat français de cette tuerie. Comme à Bezons en octobre dernier, Emanuel Macron s’est gardé de le faire. Pour toute réponse, il a chargé le préfet de police de Paris d’aller se recueillir à la mémoire des victimes au cimetière du Père Lachaise à une montée de Charonne. L’hommage — dépôt de gerbe de fleurs à l’appui — a été rendu ‘’au nom du président de la République’’. Sitôt le préfet de police parti du cimetière parisien, l’Élysée a diffusé sur son site officiel et ses réseaux sociaux une déclaration avec des accents d’hommage à la mémoire des victimes, les tués comme les blessés. Le président a rappelé, dans cette déclaration, que la ‘’manifestation unitaire organisée pour la paix et l’indépendance en Algérie et contre les attentats de l’OAS’’ avait été ‘’violemment réprimée par la policé’’.

Dans la soirée, l’historien Benjamin Stora réagissait à la fois comme historien et comme auteur du rapport sur ‘’Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie’’. ‘’C’est la première fois qu’un président de la République rend hommage aux victimes de Charonne’’. Historien spécialiste du Parti communiste français à l’épreuve de la guerre d’Algérie et auteur, en 2015, de « Nostalgérie, l’interminable histoire de l’OAS », Alain Ruscio s’est montré moins enthousiaste. Tout en se disant ‘’satisfait’’ des accents de l’hommage présidentiel, il n’a pas manqué de faire montre de sa ‘’frustration’’ devant les ‘’limites’’ de cet hommage, allusion à la non reconnaissance par l’Etat de la tuerie du 8 février 1962. ‘’On ne va quand même pas attendre le centenaire de Charonne pour qu’enfin il soit dit que l’Etat français était directement investi dans la répression de cette manifestation pacifique’’.

Y. Z.