Dr Beghoul, expert et consultant en énergie : «En réduisant l’investissement dans l’amont gazier, l’UE ira droit dans le mur»

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR ABDELLAH B.

De la position ferme des pays du Gecf contre toute tentative de dérégulation du marché gazier, à la démarche européenne en faveur de la réduction des investissements dans les énergies fossiles sous la bannière de la question climatique, en passant par le rôle de l’Algérie et sa vision de l’avenir du marché gazier, Dr Mohamed Saïd Beghoul, expert et consultant en énergie, livre, dans cet entretien accordé à L’Algérie Aujourd’hui, son analyse et sa vision sur ce que sera le marché gazier de demain. Pour lui, la politique européenne en faveur de la réduction des investissements dans le fossile risque de prolonger la crise énergétique du Vieux Continent pour de longues années.

Quelle lecture faites-vous du document de la Déclaration d’Alger ayant sanctionné le Sommet du Gecf ?

L’évolution de la situation géopolitique a fait naître de nouveaux enjeux et risques qui entourent le marché gazier. Cette fois, les pays du Gecf ont pris conscience de l’importance de la réorganisation du marché et de l’affirmation de leur position sur la scène en réagissant en rangs serrés. On voit trois nouveaux éléments introduits dans le document de la Déclaration d’Alger, notamment la dénonciation en pleine énergie des tentatives des pays consommateurs de peser sur le marché. Et de l’autre, on voit que les pays producteurs sont fidèles à leur position en matière d’engagement pour la stabilisation du marché à travers le recours à l’augmentation de la production et en favorisant les contrats à long terme, en plus de l’affirmation de la souveraineté des pays sur les richesses de leur sous-sol.

En s’engageant pour l’augmentation de la production gazière, les pays du Gecf vont-ils réussir leur démarche au moment où les pays consommateurs, européens en particulier, décélèrent les investissements dans les énergies fossiles et ce, en dépit d’un besoin croissant en la matière ?

Certes, les perspectives de la demande mondiale sur le gaz font état d’une croissance proportionnelle dans les décennies à venir, et l’investissement dans l’amont gazier est plus qu’une nécessité. Le gaz sera la seule ressource pour accompagner la transition énergétique, qu’on le veuille ou non. Sur ce point, on voit que les pays producteurs et les pays consommateurs ne sont pas sur la même longueur d’onde en matière d’engagement pour la sécurisation et la stabilisation du marché. Les pays consommateurs, en l’occurrence ceux de l’espace européen, multiplient les initiatives pour la réduction des importations de gaz, en adoptant une panoplie de mesures visant à réduire la consommation interne et ce, depuis la crise ukrainienne. Décélération des investissements dans le fossile en Afrique, réduction de la consommation à travers les différents programmes d’efficacité énergétique, de sobriété énergétique et les EnR, en plus de la volonté européenne de l’instauration des taxes sur les produits énergétiques fossiles à leur entrée dans l’espace européen, des mesures qui maintiennent le flou sur la disponibilité des pays de l’Union européenne à s’impliquer dans la stabilité du marché. En réduisant l’investissement dans l’amont gazier, l’UE ira droit dans le mur. Elle sait qu’elle ne pourra jamais se débarrasser de l’utilisation du gaz, mais elle hésite quand même à suivre ou accompagner la démarche du Gecf qui vise à l’augmentation de la production gazière pour répondre à une demande mondiale en croissance constante.

À quel point les pays européens seront-ils capables de résister à une nouvelle crise énergétique qui se profile d’ailleurs à l’horizon ?

Les pays consommateurs n’ont aucun intérêt à continuer sur cette lancée puisqu’ils savent très bien qu’ils ne peuvent pas se dissocier du gaz. L’Union européenne ne peut tenir plus longtemps dans sa position actuelle pour différentes raisons. La première, c’est que l’industrie lourde ne peut fonctionner correctement sans le gaz, et cette position risque de replonger le Vieux Continent dans une nouvelle crise énergétique qui sera le prolongement de celle qui a eu lieu en 2022. La réduction des investissements dans le fossile, en Afrique en particulier, aura un impact important sur l’approvisionnement et la sécurité énergétique de l’Europe qui devrait faire face à une nouvelle donne à la fin de l’année en cours. Il s’agit de l’arrivée à terme du contrat de transit du gaz russe via le gazoduc Brotherhood traversant l’Ukraine, le 31 décembre 2024 qui est actuellement le seul gazoduc qui alimente l’Europe. Un élément qui pourrait fausser complément les calculs de l’UE qui fixe l’année 2028 pour réduire à 0% les importations de gaz russe qui représente actuellement
15% des importations globales en gaz dans l’espace européen. La question qui se pose est de savoir comment l’Union européenne réagira face à une telle situation sans l’investissement dans le gaz.

Revenons à l’Algérie qui est un acteur clé au sein du Gecf. Le pays a-t-il les moyens d’augmenter sa production de manière assez conséquente ?

Certes, l’Algérie, le Nigeria, la Libye et l’Égypte sont les plus importants pays gaziers africains qui figurent dans le top 20 mondial. Maintenant, est-ce que l’Algérie a intérêt à augmenter sa production dans la conjoncture actuelle ? La réponse est non. Pour être clair, sur le plan technique, l’Algérie n’a aucun problème. Je parle bien évidemment de l’infrastructure de base dont le pays dispose, moyen de transports, complexes gaziers, etc., mais en dehors des contrats en vigueur, le pays n’a aucun intérêt à épuiser davantage ses ressources existantes pour garantir la sécurité énergétique des pays européens au détriment de sa propre sécurité. Je crois que le message a été clairement exprimé par les hautes autorités du pays qui ont invité les pays européens à investir dans l’amont gazier en Algérie. Sur ce point, la législation algérienne consacre la primauté de la satisfaction de la demande locale à l’exportation. Donc les efforts se sont beaucoup plus orientés vers la garantie de la sécurité énergétique du pays. Maintenant, pour l’exportation, l’investissement dans l’amont gazier est une nécessité absolue. Ce que d’ailleurs le groupe public Sonatrach a bien compris en dirigeant d’importants investissements vers la filière recherche, exploration et production avec un montant de 36 milliards de dollars sur un budget global de 50 milliards pour la période allant de 2024 à 2028.

Le recours au gaz de schiste en Algérie est-il envisageable ?

Le gaz de schiste, pour peu qu’il soit rentable, pourrait être une solution pour l’Algérie. Il lui permettra d’augmenter de manière assez importante ses réserves, sa production et ses exportations. Le pays disposerait de la troisième réserve mondiale en gaz de schiste. La technologie avance et son exploitation est devenue de plus en plus importante et plus respectueuse de l’environnement. Regardez ce qui se fait aux États-Unis qui sont le plus grand producteur de gaz. De toute façon, l’Algérie devrait exploiter cette richesse un jour ou l’autre.

En maintenant la politique de l’indexation du prix du gaz sur celui du pétrole, le Gecf a-t-il vu juste ?

L’indexation est une excellente affaire pour les pays producteurs de gaz, l’Algérie en particulier. L’indexation des prix du gaz sur ceux du pétrole est une politique favorable aux pays producteurs qui sont majoritairement des pays producteurs de pétrole. Dans 90% des cas, le prix du gaz indexé sur celui du pétrole est supérieur à celui du marché spot. Actuellement, le prix spot n’est pas loin de 5 dollars et le prix indexé est de 8 à 9 dollars. Certes, on a vu, en août 2022, les prix du spot exploser à plus de 100 dollars/million BTU, mais ça n’a pas duré longtemps. Il faut souligner que l’indexation des prix ne concerne que le gaz sec qui, d’ailleurs, n’est pas cher sur le marché international, comparativement aux liquides (condensat et GPL) très peu concernés par l’indexation. En Algérie, le gisement de gaz de Hassi R’mel, qui est l’un des plus importants dans le monde, est très riche en ces produits. L’Algérie produit pour 8 millions de tonnes de condensat et 9 millions de tonnes GPL par an. Cela pour dire que le plus important dans l’industrie gazière n’est pas uniquement le gaz sec, mais aussi le condensat et GPL dont les revenus en matière d’exportation sont assez conséquents par rapport à ceux générés par le pétrole.

A. B.