Mahfoud Kaoubi, expert en géoéconomie : «Aucun pays ne peut faire cavalier seul»

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Mahfoud Kaoubi, expert en géoéconomie, nous livre à travers cet entretien son analyse sur l’initiative de mise en place d’un nouveau cadre de coopération et d’intégration économique entre trois grands pays du Maghreb, que sont l’Algérie, la Tunisie et la Libye.

Entretien réalisé par R. Akli

L’Algérie, la Tunisie et la Libye entendent désormais œuvrer à édifier un grand bloc régional au Maghreb. Comment analysez-vous cette nouvelle initiative ?

Lorsqu’on parle d’intégration économique, nous désignons surtout un développement commun dans le cadre de blocs régionaux où sont mises en place des architectures de développement communes qui s’appuient sur des stratégies cohérentes et partagées permettant aux acteurs concernés de syndiquer leurs moyens et de coordonner leurs efforts, ce qui se traduit matériellement par des espaces commerciaux plus larges et donc des dynamiques de demande plus étoffées et qui donnent lieu à des capacités d’absorption plus importantes. Il est très rare actuellement de voir un pays faire cavalier seul, car ses moyens et ses chance de réussite ne peuvent pas être suffisants dans le contexte géopolitique d’aujourd’hui. Aussi, les pays nord-africains sont originellement censés être dans une dynamique d’intégration économique. Ceci aurait même dû être consacré sur le terrain par une véritable matérialisation des accords du grand Maghreb qui ont été malheureusement sapés d’une manière ou d’une autre par certains pays du groupement, ce qui a réduit les chances de cette région de peser concrètement en termes de croissance et d’échanges économiques régionaux, aussi bien au sein du bassin méditerranéen qu’en Afrique et dans le commerce mondial. En témoigne le fait que les pays du Maghreb sont allés négocier chacun de son côté des accords d’association avec l’union européenne (UE), ce qui a réduit leurs chances d’arracher des conditions économiques plus favorables.

Quels sont les enjeux de cette nouvelle initiative d’intégration régionale?

Il faut prendre en considération la situation d’incertitude que connaît actuellement le monde sur le plan géoéconomique et géostratégique et qui traduit en réalité l’émergence d’un nouveau monde autre que celui imposé par les doctrines libérales occidentales, un monde où le grand sud aura un grand rôle, mais aussi un monde qui ne signe pas de chèque en blanc et où la guerre sur les espaces sera plus rude. Cette naissance difficile d’un ordre nouveau induit de grandes problématiques, telles que la souveraineté alimentaire, hydrique, numérique et autres éléments de souveraineté devenus aussi importants les uns que les autres.

C’est à ce titre que cette nouvelle dynamique qui est en train de naître entre l’Algérie, la Tunisie et la Libye est plus que louable, car cela traduit une véritable prise de conscience de ces trois grands acteurs du grand Maghreb, qui disposent de moyens importants dans le domaine des hydrocarbures et du gaz en particulier, mais aussi en termes de capacité de financement, de capitalisation de ressources humaines et de logiques marchandes qui peuvent, en cas de mise en place de synergies dans la région, donner lieu à la naissance d’un groupement qui pourrait peser face aux autres blocs régionaux et être en mesure de capter plus d’investissements, dans la mesure où leur marché sera plus grand et leurs chances de positionnement plus favorables.

Quelles actions concrètes peuvent être mises en place pour accélérer cette intégration ? 

Les trois pays pourraient mettre en œuvre des politiques communes de souveraineté, avec des projets de dessalement de l’eau de mer, comme c’est le cas actuellement, et d’autres grands projets de grandes surfaces de production céréalière et des politiques communes d’exploitation de leurs ressources disponibles. Cela doit émaner de visions communes, et il faut à ce titre tirer d’abord les enseignements des expériences passées. L’organisation de l’économie doit répondre à des logiques de marché qui se basent sur le principe de mettre les acteurs économiques dans des positions d’équité permettant de stimuler la concurrence et l’investissement et surtout de mettre en place des politiques à moyen et long termes pour mettre à profit les ressources dont dispose la région et surtout développer des politiques de défense commune, de souveraineté alimentaire et autres pour s’assurer un certain poids par rapport aux autres acteurs régionaux. Aussi, les pays de la région ont tout intérêt à syndiquer leurs efforts et à mettre en œuvre tous les moyens disponibles pour un avenir qui s’articulerait sur des logiques opérationnelles et non sur des considérations strictement politiques.

Que représentent aujourd’hui les échanges économiques entre les pays de la région ? 

Les échanges commerciaux entre les trois pays ne pèsent pas grand-chose actuellement. Le volume des échanges entre l’Algérie et la Tunisie ne dépasse guère 1,3 milliard de dollars avec une structure principalement basé sur l’énergie et quelques produits manufacturés, soit loin du grand potentiel dont disposent les deux pays et qui devrait porter le niveau de leurs échanges au moins à 2,5 milliards de dollars. C’est un important manque à gagner par rapport au potentiel, et c’est le cas également pour les investissements mutuels entre les trois pays avec des stocks d’IDE qui ne dépassent pas 50 millions de dollars, ce qui est très faible, alors que les opportunités sont énormes, comme par exemple dans le domaine de l’énergie, où Sonatrach pourrait développer de grand projet en Libye, mais aussi dans d’autres domaines, tels que les infrastructures, le numérique, les services, le secteurs financier, les ports, le tourisme, l’agriculture et autres. Autant de secteurs qui pourraient bouleverser complètement les chiffres actuels de l’investissement et des échanges dans la région, qui restent encore très faibles et ne traduisent nullement le potentiel existant, ce qui témoigne en réalité de l’absence d’une vision commune et qui devrait donc être instaurée avec ce nouveau cadre de coopération. Ceci étant, un nouveau bloc régional, ce n’est pas seulement des objectifs à fixer, c’est surtout des visions et des stratégies de long terme à mettre en place et de ne pas tourner le dos aux réalités et aux obstacles qui empêchent jusqu’ici cette intégration économique.

Sur quelles bases faut-il concevoir ces nouvelles stratégies communes ? 

Il faut que la doctrine économique des trois pays soit la même et que l’intégration soit articulée sur une réelle économie concurrentielle où la liberté de circuler et d’investir devrait être consacrées. L’homogénéisation de la réglementation fiscale, bancaire et douanière doit également se faire très rapidement, en veillant à dépasser les obstacles bureaucratiques et les visions sectaires et à court terme. Un véritable bloc régional ne peut pas naître de facto, mais doit être le résultat d’efforts et de convergences d’intérêts et de politiques pragmatiques face au nouvel ordre que connaît le monde.

R.A.